TRIDUUM POUR JEANNE D’ARC : TROIS VICTOIRES DE LA FOI
– II. PASSION ET TORTURE
Bien des surprises attendent encore aujourd’hui ceux qui lisent le procès de Jeanne d’Arc. La première est que, de ce texte, dont nous avons les Minutes en français, et qui est l’un des premiers et des plus beaux monuments de notre langue, pas une seule page ne soit proposée dans les manuels scolaires de lecture aux petits Français d’aujourd’hui.
DES JUGES TRANQUILLES

Mais d’autres étonnements nous attendent. Les juges de Jeanne d’Arc ont vécu couverts d’honneurs et chargés de bénéfices : Jean Beaupère, le recteur de l’Université, s’en ira résider paisiblement à Besançon, sous la protection du roi de France ; Thomas de Courcelles, qui suggéra que Jeanne d’Arc fût torturée «pour la médecine de son âme», (il fut l’un des trois qui vota la torture) sera chargé de faire l’oraison funèbre du roi Charles VII et mourra doyen du Chapitre de Notre-Dame de Paris.
Alors que c’est d’un autre bourreau, Guillaume de Conti, que Charles VII recevra la bienvenue, à sa rentrée solennelle dans Paris. Thomas Loiseleur, le traître, terminera tranquillement sa carrière à Bâle.
L’évêque Pierre Cauchon représentera l’Église d’Angleterre au Concile de 1435, et il expirera dans son magnifique hôtel Saint-Candé, à Rouen, entre les mains de son barbier. On l’enterrera dans la Cathédrale d’Évreux, puis de Lisieux, près de la chapelle de la Vierge.
Le cardinal Beaufort, l’ancien Légat du pape Martin V en Allemagne, finira Chancelier d’Angleterre. Le duc de Bedfort, devenu Chanoine de Rouen, repose au milieu de ses pieux confrères dans le chœur de la Cathédrale.
Quel repos pour ces responsables du bûcher de Jeanne : savez-vous qu’ils avaient bâclé le procès pour être plus vite présents au Concile de Bâle afin de mieux décider que le pape doive se soumettre aux volontés politiques de ceux qui manipulaient le Concile ?
Vous me direz : ce sont les exceptions que le politique et le religieux entraînent chaque fois qu’ils se compromettent mutuellement.
Je ne crois pas.
Les juges et assesseurs du procès de Jeanne d’Arc ne sont pas des cas isolés qui relèveraient de conditions anormales. Aucune lecture, je dis bien aucune lecture, ne nous purge sans doute aussi violemment de la tentation de nous plaire à nous-même et de nous ranger à l’avance parmi les justes et les consciences satisfaites que celles des fiches signalétiques des 126 juges et assesseurs du procès de Jeanne d’Arc.
Je vous l’ai déjà dit. C’est terrifiant, fascinant, accablant non pas par l’horreur mais par la découverte qu’ils étaient des gens normaux et respectables. A la fin du tome II de sa parfaite édition du Procès, Pierre Tisset nous livre le curriculum vitae de chacun. Il faut l’avoir lu pour en croire ses yeux. Ils étaient gens de bien. Ils œuvraient pour la Justice, le droit et leur vérité. En un mot ils étaient au service d’une idéologie…
QUI DONC EST COUPABLE ?
Alors il ne s’agit pas de juger à notre tour. Mais de trouver le secret qui fasse que le procès de Jeanne d’Arc ait encore un sens pour nous, le secret grâce auquel Jeanne n’aura pas en vain subi la prison, les tortures et le bûcher.
Ce secret est double.
Premièrement : Personne — je dis bien personne — ne peut se prétendre juste et innocent et cependant, c’est normal, nous nous croyons tous du côté du bon droit. Qui donc se voit coupable ?
Deuxièmement : seul le Christ peut éclairer par sa propre Passion le débat qui, en chacun d’entre nous, se déroule entre les ténèbres et la lumière et nous fait admettre que, si nous ne sommes pas innocents, nous avons besoin d’un «défenseur», l’Esprit promis par Jésus.
Qui, parmi nous, ne prétendrait pas faire partie des hommes justes ? Les cas les plus limites, les plus horribles nous rappellent, hélas ! que personne ne se remet en cause, spontanément. Jeanne d’Arc a été condamnée par des hommes qui voulaient défendre le droit.
Écoutez un autre aveu. Il n’y a rien à ajouter.
Au procès des bourreaux du camp de concentration allemand, le camp de Treblinka, un avocat demande à l’un d’entre eux qui fut conseiller au Ministère de l’Intérieur du IIIe Reich, et redevint après la guerre Secrétaire d’État, s’il avait essayé de connaître la vérité au sujet de l’extermination des juifs.
Il répondit : «Non, cela ne relevait pas de ma juridiction. — Qu’auriez-vous fait si vous en aviez eu connaissance officiellement ?» — Et voici la réponse, terrible et désarmante : c’est la même qu’avaient eue les Juges de Jeanne d’Arc : — «Eh bien, si j’avais su, j’aurais dit : Cela regarde un tel et un tel ; voyez-le à ce sujet.»
On imagine des hommes qui menacent, qui brutalisent, qui hurlent. Mais c’est d’abord l’absence. Des gens qui ne savent pas, des regards qui ne voient plus, des rues qui se vident. «Voyez un tel.» Mais un tel est occupé, un tel n’est pas là. «On est venu». «On l’a emmené.» «On» : tout le monde, et personne…
Qui donc est coupable ? Aucun de nous. Mais au moment du bûcher de Jeanne, où aurions-nous été ? En face de la Passion du Christ, où aurions-nous été ?
Pourquoi Charles VII n’a-t-il rien tenté pour la délivrer ? Pourquoi ? Alors qu’il aura le souci de proclamer une amnistie générale pour tous les bourreaux de Jeanne… Tous ont bénéficié du silence de Charles et des infamies de l’archevêque du Sacre pour qui c’était «Dieu qui a permis la capture de Jeanne».
Eh bien oui, il ne croyait pas si bien dire. Et c’est la deuxième victoire de Jeanne : non plus celle d’une femme en face de la guerre, mais celle d’une enfant en face de la prison et du feu. Et cette victoire-là n’a pas d’autre modèle que le Procès de la Passion de Jésus-Christ lui-même.
Bacheliers illustres, docteurs en Sorbonne, Maîtres dominicains, Évêques, Abbés de Jumiège ou de Fécamp, vous nous avez appris à quelle honte l’intelligence et l’habileté dialectique pouvaient mener ! En faisant le procès de Jeanne d’Arc, c’est-à-dire celui de l’innocence désarmée devant les juges spirituels acquis au temporel, vous avez repris le procès du Christ.»
Il vaut mieux qu’un seul meure pour le bien de tout le peuple.» C’était la définition même de la politique donnée par le grand-prêtre Caïphe en face de Jésus. «Sachez faire acte politique, il est avantageux de nous débarrasser du Christ pour que les Romains ne se déchaînent pas contre notre peuple.»
Le collectivisme était né : immoler un pour tous. C’est l’inverse de la communion du Ciel où tous seront pour le bien de chacun. Mais pour cela il fallait convaincre le peuple que Jeanne comme Jésus agissait par le diable.
C’est le péché contre l’Esprit : on cherche à prouver que ce qui est bien vient du mal. La prison de Rouen n’a rien à envier à la méthode des hôpitaux psychiatriques lorsqu’on les utilise pour réduire la conscience des hommes.
Quand déjà sur le bûcher Jeanne embrasse la croix et la met en son sein entre sa chair et ses vêtements, quand elle meurt en criant : «Jésus», «Jésus», elle nous oblige à regarder la seule réalité véritable qui rendra raison de sa deuxième victoire : elle est un cas éminent de l’imitation du Christ. La comparaison des deux procès est saisissante. Seule la Passion du Christ peut nous faire aller au bout de la «passion» de Jeanne d’Arc.
LA PASSION DU CHRIST
Hérode demande au Christ des signes. On demande à Jeanne des prodiges : «En nom Dieu, je ne suis pas venue à Poitiers pour faire des signes, mais conduisez-moi à Orléans, je vous montrerai les signes pour lesquels j’ai été envoyée.»
Et c’est l’interminable liste des questions pièges, pour Jeanne comme pour le Christ, ces questions dans lesquelles si l’on répond d’une façon on est perdu, et si l’on répond d’une autre façon on est aussi perdu : «Est-il permis de payer l’impôt à César ?…» Si oui, vous êtes un collaborateur, si non, vous êtes un séditieux. Y a-t-il exemples plus typiques que les interrogatoires de Jeanne qui duraient de huit à onze heures ? Y a-t-il réponses aussi géniales de simplicité ? Vous connaissez ces questions-pièges.
— «Dieu a-t-il de la haine pour les Anglais ?» — «Vous a-t-il été révélé que si vous perdiez votre virginité vous perdiez votre fortune ?» — «Vos voix vous ont-elles dit si vous seriez libérée ?»
On avait demandé à Jésus : «Est-il permis de guérir le jour du Sabbat ?» — On demande à Jeanne si «c’était fête le jour de l’escarmouche devant Paris ?» Jamais elle ne biaise dans ses réponses.
Mais, à certains moments, elle retourne en humour ces questions-pièges : — «En quelle figure était saint Michel, demande Cauchon, était-il nu ?» — «Pensez-vous que Dieu n’eût pas de quoi le vêtir ?» répond Jeanne. — «En quel langage parlaient vos voix ?» — «Meilleur que le vôtre», s’entend répondre le professeur de théologie, qui avait l’accent limousin.
Et ce sont les réponses sublimes : «Est-il besoin que vous vous confessiez ?» — «Je pense qu’on ne peut pas trop nettoyer sa conscience». — «Quand vous avez quitté vos père et mère, croyez-vous avoir péché ?» — «Puisque Dieu le commandait, il convenait d’obéir.» — «Croyez-vous que la Sainte Écriture ait été révélée par Dieu ?» — «Vous le savez bien, il est bon à savoir que oui.» — «Savez-vous si vous êtes en la grâce de Dieu» — «Si je n’y suis, Dieu m’y mettra et si j’y suis, Dieu m’y garde.»
Le Christ avait rencontré le même combat : celui des ténèbres qui se prétendaient lumière. Il avait eu la même réponse : celle de la douceur qui, parce qu’elle vient de Dieu n’a pas besoin de triompher. — «Es-tu le Fils de Dieu ?» — «Qu’est-ce que la vérité ?»
Comme le Christ, Jeanne nous a montré que la vérité ne tirait pas sa force de la violence. Ou bien Jeanne d’Arc est irrécupérable, inexplicable, ou bien il faut admettre l’évidence de la santé d’esprit la plus étonnante, la plus insolente qui soit. Le peuple le comprend tout de suite. Les intellectuels ont du mal à le supporter. Comment admettre que les rieurs et l’innocence soient de son côté ?
On a craché sur le Christ ; un baron anglais est introduit dans la cellule de Jeanne pour la violer.
Judas, l’un des douze, trahit le Christ ; Nicolas Loiseleur prêtre, fait semblant d’être du pays de Jeanne, fait semblant d’être prisonnier pour lui faire croire qu’il est du parti de France, pour l’entendre en confession. Il votera la torture.
Jésus est vendu pour trente deniers ; Jeanne est achetée pour dix mille francs.
On libère Barabbas le meurtrier à la place de Jésus ; le Chapitre de la Cathédrale de Rouen avait aussi coutume de libérer un prisonnier chaque année pour la fête de l’Ascension. Cette année-là, à la place de Jeanne d’Arc, on libère un certain Souplis Lemire : il était coupable de viol.
On accuse Jésus de mensonge. On substitue un texte d’abjuration à un autre pour qu’une fausse signature condamne Jeanne.
On couvre le Christ d’un voile pour mieux le souffleter ; le duc de Bedford écoute les simulacres de confession et surveille en cachette l’examen de virginité.
Le Christ est conduit par une troupe avec des épées et des armes ; Jeanne est conduite au milieu de «cent vingt hommes portant masses d’armes et glaives.»
Le Christ voit ses apôtres s’enfuir ; Jeanne est seule sur son échafaud le matin du prêche, comme tout au long du procès.
Le Christ demande à son père le pardon de ses bourreaux ; Jeanne prie, demande pardon à tous, à ses juges eux-mêmes, comme au peuple de Rouen.
Pilate se lave les mains ; les juges de Jeanne s’assurent l’immunité en se faisant octroyer par le roi d’Angleterre des lettres de garantie, quinze jours après la mort de Jeanne.
Le Christ en appelle à la foi de son peuple, aux prophètes et à la Loi ; Jeanne en appelle expressément au pape : on refuse d’enregistrer son appel.
On charge le Christ de sa croix. On ferre Jeanne «d’une chaîne traversante par les pieds de son lit, tenant à une pièce de bois de six pieds et fermant à clef, par quoi elle ne pouvait mouvoir de la place.»
Il faut regarder cette agonie en face. Il faut y entrer. Mesurée à la dimension de l’expérience humaine, l’aventure de Jeanne est invraisemblable. Il a fallu cinq siècles, aussi bien à l’Église qu’à l’État, pour l’avoir reconnue ! C’est l’avant-veille d’un Vendredi-Saint qu’on lui a fait lecture du libelle résumant article par article le réquisitoire. Il est fascinant de mensonges.
Jeanne doit répondre par oui ou par non. Le onzième article lui fait dire qu’elle se serait vantée devant Robert de Baudricourt, que «son œuvre accomplie elle aurait trois fils : l’un serait pape, le deuxième empereur, et le troisième roi.» Quel délire ! Après lecture de ce réquisitoire, les juges interrompent le procès. C’est le Samedi-Saint. Il faut bien qu’ils aillent célébrer la Pâque…
Et de même qu’il n’était pas permis aux Grands Prêtres de pénétrer dans le Prétoire de Pilate sous peine d’impureté, de même, certains des Juges de Jeanne ne se croiront pas autorisés à assister aux derniers moments de Jeanne… Pour se retirer, ils évoquent l’adage que «l’Église a horreur du sang.»
LE FEU…
Le mercredi 30 mai 1431, une jeune chrétienne de dix-neuf ans prie et pleure. Elle parcourt debout dans une charrette les rues étroites qui conduisent à la Place du Vieux Marché. Elle est revêtue d’une chemise soufrée, nous dit un chroniqueur, pour mieux assurer la destruction de son corps par le feu afin d’éviter qu’on fasse de ses restes une relique.
Le feu… Mais regardons-le bien. Mais regardons-le tous, ce bûcher du Vieux Marché. Ils pouvaient le contempler et se repaître du spectacle. Oui, faisons silence et écoutons ces flammes : c’est pour nos mensonges et c’est pour nos lâchetés, c’est pour toutes nos démissions qu’elles ont été préparées et c’est l’innocence qu’elles dévorent.
Souvenez-vous, souvenons-nous avec eux : elle a demandé une croix. Elle n’a pas peur, elle regarde la Sainte Face du Crucifié. Elle ne craint plus de l’appeler par son nom. Ce cri a-t-il déchiré pour longtemps les intelligences des Juges ? Puisse-t-il ébranler la nôtre.
A jamais, il est celui de la seule force plus forte que la haine et l’injustice, plus forte que les armes, plus forte que la honte de tous les goulags et de toutes les démissions : c’est celui de l’amour de Jésus, c’est celui du «Défenseur» qu’il nous a promis, à chacun de nous.
D’après le Père Bernard Bro – chez les Franciscaines (Paris) le 8 mai 1983.
Texte présenté par l’Association de la Médaille Miraculeuse