Voici une page saisissante, décapante, ironique, dérangeante, au vitriol, injuste même, mais qui exprime un amour profond pour Celle que nous allons honorer de tout notre cœur au milieu de ce mois en son Assomption :
Mais, disait déjà Rimbaud :
est-ce que l’on prie la Vierge Marie ?
Il y a des années que l’on n’a pas entendu un « Je vous salue, Marie » dans une église, excepté, çà et là, durant ces heures de l’après-midi dont les vieilles dames sont seules à disposer, quand on ne leur fait pas promener leurs petits-enfants. A la messe, seul l’ange Gabriel fait résonner son salut sous les voûtes le jour de l’Annonciation. Encore est-il contesté par des prédicateurs qui croiraient aux petits hommes verts de la planète Mars plus volontiers qu’aux anges. Je sais un curé des plus braves qui se bat avec lui tous les ans comme pour le forcer à confesser qu’il n’existe pas, qu’il n’est qu’une forme émergente du subconscient de Marie prenant tout à coup le sentiment d’une mission. A la fin de ce genre de sermon, on se demande pourquoi les prêtres jugent nécessaire d’allumer des bougies pour parler psychanalyse.
Si encore la Vierge Marie découronnée en devenait une femme comme les autres ! Mais ce n’est même pas le cas. Je me rappelle une vaste campagne de presse contre la proclamation de la doctrine de « Marie Médiatrice ». L’on ne pouvait, nous disait-on, lui reconnaître cette qualité sans la retirer à son Fils, si bien que toutes les femmes, qui passent leur existence à s’interposer entre le père et les enfants, entre le monde et le mari, entre les garçons et entre les filles, qui reçoivent, les premières, tous les chocs de la vie en s’efforçant d’en protéger leur entourage, qui sont déléguées d’office aux deuils et aux douleurs, toutes les femmes, dis-je, seraient médiatrices par nature, excepté la Vierge Marie. Et que de fois nous aura-t-on mis en garde contre les excès d’une dévotion dont on se plaît à décrire les effets émollients et à moquer les manifestations, comme si le siècle était porté aux égarements mystiques, et comme s’il y avait de l’esprit à railler tant de misères et de souffrances qui n’auront retiré du monde que ce grain de chapelet, ce noyau d’espérance qu’emportent des doigts crispés.
Certes, l’exubérance crémeuse du plâtre colorié que j’ai devant les yeux à Saint-Antoine incline aux considérations pâtissières plus qu’aux âpres escalades métaphysiques, mais la faiblesse de la représentation n’empêche pas que par son effacement, sa pureté, la promptitude de son acquiescement au divin, sa médiation initiale et crucifiée entre le visible et l’invisible, et par sa manière même de se dire « la servante du Seigneur », Marie soit, plus que l’image en bleu et or de la soumission résignée puis triomphante, la figure évangélique de l’intelligence, et que l’on ait peu de chance de rien comprendre à l’Évangile si l’on ne s’arrête un instant devant elle, et si l’on ne prononce en soi-même le « je vous salue » qui fait doucement pivoter l’histoire, pour l’exposer à l’éternité.
André Frossard , dans « Il y a un autre monde », Fayard 1976