Les cinq mystères douloureux du Rosaire à méditer en ce jour :
Premier Mystère Douloureux :
L’AGONIE DE JÉSUS AU JARDIN DES OLIVIERS
Là commence le grand drame de la rédemption. Il fait nuit, c’est après l’heure bénie où le sacrement de l’amour a été institué. Jésus a quitté la chambre haute où, pour la dernière fois, il a épanché tout l’amour de son cœur dans ce grand message que nous devrions lire sans cesse. Il est parti dans la nuit ; il connaît le chemin.
Voici la vallée du Cédron et ce petit bois d’oliviers si paisible. Voici maintenant l’heure où le sacrifice s’approche. Les disciples, pauvres gens qui ne comprennent rien à rien, las d’attendre, se sont endormis, et Jésus s’est mis en prière sous ces oliviers argentés dans la nuit laiteuse et douce.
Prière de Jésus dans cette nuit, prière qui est en même temps une agonie par toute la souffrance lucide qui étreint son âme. O Vierge Marie, vous la pauvre maman anxieuse, à distance, avec les yeux du cœur, vous regardez votre bien-aimé. Vous êtes de ceux qui ne dorment pas cette nuit-là. Vous voudriez tellement être proche à cette heure suprême où commence, dans la solitude qui doit durer jusqu’à la fin, la dernière étape douloureuse de la vie de votre Fils, celle pour laquelle il est venu en ce monde, l’étape dernière en haut de laquelle il n’y a plus que l’arbre de la croix pour s’y suspendre !
Dans la ville aussi les ennemis ne dorment pas. Il y a Judas qui se précipite vers son destin de trahison — « Ce que tu as à faire, fais-le vite. » — Il y a les pharisiens qui conspirent, suant de haine et d’orgueil. Seuls les amis dorment, malgré la plainte douloureuse : « Ne pourriez-vous veiller un moment avec moi !… » Ils dorment. Même le bouillant, l’impétueux Pierre qui croit encore en la force invincible de son amour : « Quand même tous les autres t’abandonneraient… », pauvre homme dont la certitude de sa faiblesse ne s’éveillera, avec le remords, qu’au chant du coq matinal, devant un feu de bois où une servante bavarde. Et c’est ensuite qu’il deviendra fort.
Pour l’instant il dort, les yeux appesantis, et il dort aussi, le grand jeune homme tendre et passionné qui reposait tout à l’heure sa tête sur le cœur même de son amour ! Qu’elles sont peu de chose, les amours humaines, pour nous consoler aux heures de détresse !… Savent-ils même, nos amis, à quelle heure commence pour nous la grande souffrance ? Et n’y a-t-il pas des heures où seul peut veiller et souffrir avec nous Celui justement qui n’eut personne pour partager les angoisses de son agonie ?
Lui est là, seul, car le coeur béni qui veille et prie avec lui, il ne peut à cette heure en sentir la douceur. Il faut qu’il porte eu ce moment le péché du monde, celui dont il va assumer la charge devant la justice de Dieu pour le racheter jusqu’à la dernière parcelle.
D’autres scènes de la Passion nous impressionnent plus. La croix, les épines, les clous, le long martyre des heures en croix, mais réalisons cette agonie en pleine lucidité, jusqu’à la sueur de sang. Ce monde du péché s’ouvrant devant le regard de l’infinie pureté avec tout ce qu’il a de hideux, tous ces péchés qui déferlent comme une immense marée. Les péchés passés, les péchés présents, les péchés à venir.
Les orgueils dressés qui ricanent un défi insolent à l’amour, les adultères qui le profanent, les vicieux qui souillent l’innocence des petits enfants… toute cette conjuration des égoïsmes, des convoitises, des bassesses, des négations, ce long flot fangeux de l’histoire, avec tous les crimes qui semblent un défi à la création d’amour… tout cela à porter… cela à assumer comme sa propre substance.
« Père, s’il se peut, que ce calice s’éloigne de moi ! » Il fallait qu’il fût poussé, ce cri — non comme une faiblesse de Jésus, mais comme une suprême compassion envers nos effrois, les reculs de notre pauvre nature devant l’épreuve ; pour que nous ne nous découragions pas de pousser le même cri : « Que ce calice s’éloigne de moi ! » pourvu que, filialement, nous ajoutions comme Lui, avec la même certitude d’un secours (car nous avons des anges, nous aussi, pour nous consoler sans que nous les voyions, et ce sont les grâces de Dieu) : « Père, que ta volonté soit faite ! »
Fruit du Mystère : LA CONTRITION
Devant ce porche de douleur sous lequel il faut que je m’engage pour parcourir les cinq mystères de la Passion, Vierge Marie, c’est vers vous, la mère qui avez tout connu des souffrances de votre fils que je me tourne afin d’en retirer ce fruit mystérieux de la contrition sans lequel la rédemption pour moi serait inutile !
Vierge Marie, faites-moi progresser dans la contrition vraie qui n’est pas une manière de se ratatiner sur soi-même et de stériliser sa vie dans la défiance malsaine de soi – mais dans la contrition ardente des saints, qui est un grand élan purificateur. Donnez-moi de chercher toujours ce qui plaît à Dieu, de ne pas marchander mon effort dans la lutte contre les plus petites fautes, qu’elles soient toutes pour moi « mortelles pour mon cœur ». C’est de vous seule que je peux attendre cette grâce, et je la demande avec confiance en égrenant ces dix Ave…
Deuxième Mystère Douloureux :
LA FLAGELLATION
Toute la nuit on a promené Jésus à travers Jérusalem, d’Anne à Caïphe, de Pilate à Hérode. Et maintenant, dans le jour clair de cette veille de sabbat, à bout d’arguments en face des pharisiens déchaînés, Pilate fait apporter de l’eau et se lave solennellement les mains : « Je suis innocent du sang de ce juste. »
O lâcheté humaine ! Ce juste dont il proclame l’innocence et qu’il n’a pas le courage de sauver, le voici maintenant, par son ordre, attaché à la colonne de flagellation, et les soldats armés de fouets qui commencent à frapper. Scène affreuse qu’il nous faut découvrir à travers le sobre récit de l’Évangile. Jésus ! la souffrance physique, vous l’avez déjà connue dans votre vie la souffrance qui atteint tous les hommes dans leur chair.
Vous avez eu froid dans la crèche, la nuit de Noël ; vous avez eu faim le long des routes, quand vos disciples égrenaient dans leurs mains un peu de froment en traversant les champs de blé. Vous avez souffert de la fatigue dans vos rudes étapes de voyageur quand « le fils de l’homme n’avait même pas une pierre pour reposer sa tête ». Mais cette fois, c’est la souffrance aiguë qui s’abat comme un ouragan sur la chair suppliciée, la déchirant sous le couperet des lanières de cuir ou la morsure des balles de plomb.
Mère du ciel, ô Marie. pendant ces quelques minutes où les dix grains vont passer entre mes doigts, faites que je sache voir cette scène avec les yeux du cœur et qu’elle fasse éclater cette carapace d’accoutumance qui me vient de savoir depuis trop longtemps « que le Christ a souffert sous Ponce-Pilate »… Voici les fouets, les lanières rougies et ce dos déchiré. Il me faut entendre le sifflement des fouets comme une poignée de vipères, Voir ce sang qui ruisselle, cette chair qui éclate sous les coups répétés, cette mare de sang qui s’élargit aux pieds de la victime tirée par les poignets à un pilier bas, pour que les coups portent mieux.
Il faut bien que je sois là, présente, puisque, enfin, là aussi, j’étais présente par mes péchés et par la pensée d’amour, qu’en ces minutes de douleur, le Christ me donnait. « J’ai versé telle goutte de sang pour toi… » Moi aussi, Jésus, avec la vérité audacieuse de Pascal, je peux t’entendre dire : « J’ai reçu tel coup de fouet pour toi ! »
Mais oui, tu pensais à moi, ce n’est pas une imagination pieuse, il fallait bien que tu y penses, pour qu’à l’heure où tu te plaçais en écran entre nous et la rigoureuse justice du Créateur. je ne sois pas oubliée dans la Rédemption. Mais oui, tu pensais à moi comme à tous les autres, et chaque créature humaine t’était présente avec ses grands crimes ou ses moindres fautes.
Moi seule, ô mon Sauveur, dans l’intime de ma conscience, je peux appeler par leurs justes noms les fautes que tu as expiées généreusement dans ce silence qui montait vers ton Père, au milieu des claquements des fouets et du ahanement des bourreaux plus vite fatigués que ton amour.
« Il a été frappé à cause de nos péchés, il a été transpercé par nos péchés, broyé par nos iniquités, dit l’Écriture. Le châtiment qui nous donne la paix a été sur lui. C’est par ses plaies que nous avons été guéris. Yahvé a fait tomber sur lui l’iniquité de nous tous. »
Fruit du Mystère : LE COURAGE DE LA MORTIFICATION
Est-ce suffisant de pleurer devant cette scène?… Est-ce suffisant de sentir cette émotion de surface qui nous remue si facilement au spectacle de la souffrance physique ?… O Jésus, te laisserai-je expier pour moi sans rien faire pour prendre ma part de cette expiation ? Les péchés dont tu assumes la responsabilité devant ton Père, c’est pourtant bien moi qui les ai commis, et ce serait indigne d’un cœur bien fait de ne pas réclamer une part de cette réparation qu’exige l’amour.
Car c’est l’amour, plus encore que la justice, qui exige cette réparation. Toi qui me pardonnes, mon Dieu, puis-je consentir à ce que tu le fasses gratuitement ? Non ! je veux vous prouver que je désire ce pardon en réparant un peu moi-même les offenses qui te viennent de mes péchés.
J’ai compris la grande leçon de la flagellation et que mon cœur ne veut pas te laisser souffrir tout seul. Moi aussi je voudrais avoir le courage de dire avec sainte Thérèse :
« O mon Seigneur, quand je considère combien tu as souffert sans l’avoir mérité en rien, je ne comprends plus, je ne sais plus où j’avais la tête quand je ne désirais pas souffrir… »
Troisième Mystère Douloureux :
LE COURONNEMENT D’ÉPINES
« Il le leur livra pour être crucifié. » C’est ainsi que commence cette scène, la plus odieuse de la Passion. Les soldats se sont emparés de Jésus. Il faut bien s’amuser un peu au corps de garde ! Les distractions ne sont pas si nombreuses ! Il a dit qu’il était roi, il a dit qu’il était Dieu ! Voici un lambeau d’écarlate pour jeter sur les épaules déchirées, il figurera la pourpre des Césars. Il faut une couronne. N’y a-t-il pas partout, dans les chemins, des épines à foison ? Il suffit d’en tordre une poignée et de l’enfoncer à grands coups sur la tête. Et maintenant amusons-nous, puisqu’on l’a livré à nos caprices…
Scène de dérision. Soufflets, crachats… le sang coule sur ce visage, le sang suinte de chaque trou d’épine et lentement descend, emplissant les yeux, entraînant cette sueur glacée, ces crachats mal essuyés. Rires grossiers des rustres. Larges soufflets : « Tu es roi, tiens, voilà pour toi !… » Comme c’est drôle de souffleter à son aise le visage d’un rival de César ! La haine est peu inventive. C’est la troisième fois depuis la nuit que la scène se répète.
Chez Caïphe aussi on a craché au visage de Jésus, on l’a souffleté. Il a été livré, les yeux bandés, aux plaisanteries des valets. « Allons ! prophète, dis-nous qui t’a frappé ! » Et chez Hérode, c’est le vieux despote déçu… — pourquoi ce faiseur de miracles ne veut-il pas me distraire avec quelques-uns de ses tours ? — qui a livré lui-même aux huées de ses gardes cet homme silencieux.
Et c’est celui-là que, tout à l’heure, lorsque les soldats en auront assez de toutes leurs plaisanteries, Pilate va pousser dehors avec son lambeau d’écarlate et sa cruelle couronne de dérision : « Voici l’homme ! »
Voici ton Dieu, ô mon âme, regarde-le bien… celui dont le visage ravit les anges et devant lequel ils se couvrent de leurs ailes., ne pouvant en supporter l’éclat !… Qu’il est difficile de reconnaître le Dieu derrière cette face avilie, tuméfiée, salie ! Il est des supplices où la majesté des martyrs se révèle ; des condamnés qui devant la mort peuvent porter très haut le prestige de l’homme. Quel mystère de voir Jésus descendre à ce degré d’avilissement ! Le Christ-Roi ! A cette heure, le Christ aux outrages !
O Marie ! où étiez-vous dans cette matinée tragique, pauvre femme qui erriez peut-être dans la rue, comme les femmes des condamnés autour des prisons, dans l’espoir d’apprendre ce qui se passe ? Tout à l’heure, vous le rencontrerez, votre Fils, à ce coin de rue où notre pitié s’arrête pour vénérer la quatrième station. Vous le verrez avec sou visage couvert de poussière, la sueur de l’agonie, la souillure immonde des crachats, le sang collé comme par plaque, ce visage que Véronique n’a pas encore, le cœur battant follement d’amour, essuyé pour l’éternité dans les plis de son voile !
Vous seule, parce que vous êtes sa Mère, devant ce visage avili, pouvez retrouver sa beauté première. 0 Marie, le visage de ce petit Jésus que si souvent, interrompant votre travail, vous avez regardé dormir, le visage de l’adolescent qui, de jour en jour, mystérieusement devient celui d’un homme, puis le visage grave et pensif de l’homme éclairé par le reflet de la divinité : « Voici l’homme ! » dit Pilate. Voici celui que l’on va vous jeter au coin d’une rue et que vous accueillerez dans votre coeur avec un respect sacré. Visage qu’un seul regard de votre amour va laver de toutes ses souillures, avant que Véronique, dans son audace de femme aimante, n’emporte, pour nous, pour toujours l’empreinte sacrée de cette face mystérieusement humiliée.
Fruit du Mystère : LE DÉSIR DE L’HUMILITÉ
Il ne faut pas que seule Véronique l’emporte avec elle, l’empreinte de ce visage. Il faut que je l’aie devant les yeux pendant que je récite cette dizaine et que je comprenne le sens de ces mystérieux abaissements de Jésus ! Il ne s’est livré aux outrages que pour nous mieux montrer les ravages de l’orgueil. Entre tous les péchés du monde, c’est l’orgueil qui, en ces heures tragiques, bafoue le Christ et lui crache au visage. L’orgueil, fausse grandeur qui nie toutes les vraies. Les autres péchés ont pu déchirer ses épaules avec les fouets des soldats, ils n’ont pas osé toucher à la noblesse du visage. 0 Jésus, ce linge que Véronique nous tend, peut-être n’est-il que le miroir où l’homme doit reconnaître sa propre face défigurée par l’orgueil ?
O Jésus, si j’arrive à me tenir devant toi avec le sentiment très fécond, très pacifiant de la pauvreté de mon être et de ta grandeur, si j’accepte avec élan — non comme une abdication, mais comme une promotion de choix — cette place humaine que tus me destines, même si elle semble médiocre aux yeux des autres hommes, je sais bien que c’est alors que je pourrai dire avec Marie, ta Mère et la mienne : « Le Seigneur a fait en moi de grandes choses ! »
Quatrième Mystère Douloureux :
LE PORTEMENT DE LA CROIX
La cause est entendue. Il n’y a plus qu’à exécuter la sentence arrachée à la lâcheté du gouverneur. Il n’y a plus qu’à apporter l’instrument du supplice et à se mettre en marche vers le lieu de l’exécution. Il n’est pas loin — cinq ou six cents mètres à vol d’oiseau, — mais combien loin pour celui qui porte cette lourde croix sur des épaules déjà déchirées par les coups de fouets.
Oh ! nous les connaissons bien, ces « stations » douloureuses que chaque carême et chaque chemin de croix nous rappellent. Cette lente procession, à travers la foule que les soldats écartent du bout de leur lance, dans ces ruelles encombrées en cette veille de Pâques. Ce carrefour où la pitié de Véronique essuie le visage outragé. Ces filles, au détour de la rue, qui pleurent de pitié, la pitié trop facile des femmes qui ne les empêchera pas, peut-être, de retourner dans quelques minutes à leur toilette ou à leurs danses. « Ne pleurez pas sur moi, pleurez sur vous, filles de Jérusalem ! »
Celui qui passe, c’est l’Agneau de Dieu méconnu… mais vous, têtes folles et légères, qui vous imaginez qu’il suffit de verser quelques larmes, pensez donc à faire pénitence pour vos propres fautes !… Et la minute où la Mère se trouve en face du Fils, et ce regard silencieux où tant d’amour s’échange ! Et ces chutes trois fois répétées où le fardeau et la faiblesse entraînent Jésus, car c’est comme un homme qu’il veut souffrir jusqu’à la fin, comme un homme puisqu’il est venu assumer toutes les misères humaines !
Puis, quand il n’en peut plus et que vraiment la route jusqu’au Golgotha serait trop lente, c’est cet homme qui revient des champs comme par hasard, sa journée faite, et entre ainsi malgré lui dans la gloire. Il avait chaud et peut-être trouva-t-il malencontreux d’être ainsi réquisitionné par les soldats, mais il faut obéir sans rien dire dans un pays occupé, et il prend sur ses épaules cette croix qui va devenir son salut et sa gloire. Oh ! Simon de Cyrène, que de cœurs vous ont envié cet honneur.
Et derrière, la foule marche. Les ennemis qui se repaissent du spectacle, — les curieux qui se pressent pour voir, ceux-là peut-être qui l’acclamaient au jour si proche des Rameaux… —Oh ! mon peuple, que t’ai-je fait ? — Dites-moi, vous qui passez sur le chemin, est-il une douleur semblable à la mienne !… — Comme ils sont peu nombreux, les amis ! Quelle douleur que la solitude du coeur ! Mais Jésus, silencieux, doux et soumis, adhère de tout son coeur à la volonté du Père. Il n’est pas la victime qu’on traîne, mais la victime qui consent.
O Mère cachée dans la foule, dans le petit groupe des femmes fidèles, Mère étroitement voilée dans votre douleur et votre silence, vous seule avez su ce qui se passait dans l’âme de votre Fils sur ce chemin de la croix. Car seul l’amour devine, et pour lui il n’est pas besoin de paroles. Dans ce long regard échangé tout à l’heure, votre âme a pénétré la sienne. Pour lui, comme pour vous, l’heure est venue vers laquelle toute la vie était en marche : l’heure sublime de la rédemption.
Vous seule savez avec quel amour Jésus l’a portée, cette croix, instrument infamant du supplice, glorieux autel du sacrifice où la victime va monter pour sauver la pauvre humanité. Il est venu pour « sauver ce qui était perdu », et non pas par des paroles, des miracles, des exemples, mais en offrant sa chair déchirée de coups, son corps, broyé de douleur par le reniement de ses amis, son âme écrasée par l’agonie. Ah ! cette croix qu’il traîne, lourde, coupante, est-elle autre chose que l’humanité, sa misère, son péché… lourde de ce que chaque génération accumule de péchés devant la face du Père ?
Fruit du Mystère : PORTER SA CROIX AVEC JÉSUS
La tête entre mes mains, je me recueille, car au plus sacré de moi-même j’entends retentir la parole de Jésus : « Si quelqu’un veut venir après moi, qu’il prenne sa croix et qu’il me suive !… » O Vierge Marie, tandis que je prie près de vous, aidez-moi à comprendre. Vous savez bien comme j’ai peur de cette ombre de la croix sur ma vie et comme ce seul mot de souffrance m’épouvante. Comme une enfant qui s’effraye dans les ténèbres, je prends votre main, ô Mère, pour que vous m’aidiez à comprendre les leçons austères de la croix. Mais quelle joie ineffable d’aimer et de se sentir ainsi aimé ! Sainte Marie, Mère de Dieu, aidez-moi à comprendre « ma croix ».
Cinquième Mystère Douloureux :
JÉSUS MEURT SUR LA CROIX
En haut du chemin, il y a la petite colline où le drame s’achève. Le dénouement est brutal comme te reste. Cette tunique arrachée toute collée contre le corps lacéré de coups de fouets ; ce corps meurtri étendu sur le bois rude et ces clous qui s’enfoncent dans les membres !… Notre cœur chrétien a peine à les regarder, ces scènes affreuses !… Il semble que les coups de marteau vont retentir jusqu’au plus profond de nous-mêmes.
Et maintenant, sur le ciel de fin d’après-midi, voici se détacher les trois croix. Celle de Jésus entre les deux autres condamnés qui partagent son supplice, la croix qui porte l’écriteau : « Jésus, roi des Juifs ! » Au pied de cette croix, — tassés comme des gens surpris par l’orage et qui se serrent les uns contre les autres pour résister, — il y a le groupe, si petit hélas ! des amis, la mère, les saintes femmes… « Les hommes, comme dit Péguy, peut-être ils avaient trouvé que ça montait trop ! » Pourtant saint Jean est là, revenu celui-ci, happé par son cœur. Peut-il laisser mourir seul l’ami, le bien-aimé sur la poitrine duquel sa tête reposait si tendrement quelques heures auparavant ?
Et ce sont les heures d’attente, les mystérieuses, les solennelles heures d’attente de toutes les agonies quand on épie autour d’un être qui s’en va les derniers mots, les derniers regards, les dernières pensées… Oh ! agonie de Jésus… agonie des coeurs aimants autour de lui, agonie de la Mère qui ne peut rendre les derniers services, soutenir la tête défaillante, humecter les lèvres desséchées qui disent : « J’ai soif ! » Quand elle retrouvera avec ses bras le geste de l’enveloppement, quand elle étreindra de nouveau son Bien-Aimé, elle n’aura plus que sa dépouille.
Maintenant, au pied de la croix, elle ne peut rien. Stabat Mater ! Mère immobile, pauvre Mère avec vos deux mains inutiles, les mains qui ont rendu tant de services à votre Fils depuis l’heure heureuse de la crèche ! Il ne reste que le regard pour partager cette agonie. Il ne reste que l’échange suprême des pensées.
« Femme, voici ton fils ; fils, voici ta mère… » C’est le seul héritage que Marie reçoit de son Bien-Aimé : la pauvre humanité que nous sommes à aimer avec tout son coeur de mère. A cette heure solennelle, c’est l’adoption suprême. Elle ne répond rien, la maman. Elle n’a pas à répondre « oui » comme à l’ange aux jours éblouissants de la jeunesse. Est-il besoin de paroles quand on s’aime ? Cette mission, elle la reçoit. Ce Fils qu’elle a enfanté comme toutes les mamans pendant neuf mois du plus pur de sa chair, elle va l’enfanter dans les âmes… « Fils, voici ta mère ! »
Et Jésus, pendu à l’arbre de la croix comme le fruit mûr qui va s’en détacher, sait bien qu’il a tout donné. Comme nous aimerions les connaître les pensées secrètes de nos bien-aimés à l’heure suprême où le monde des apparences va s’évanouir devant eux !… ce dernier regard de Jésus entre les paupières lourdes, ce regard sur l’horizon familier, le pays où il a vécu, travaillé, peiné, marché, souffert… « Père, j’ai tout donné : ma vie, mon âme, mes paroles, mes fatigues de chaque jour ; j’ai couru après la brebis perdue, j’ai guéri les lépreux, absous les pécheurs…, j’ai donné ma Mère… Père, je donne le don suprême, je donne ma vie… »
Et dans le grand silence de la terre et des cieux, dans ce grand silence de l’âme qui fut la dernière amertume qu’il veut connaître pour tout partager avec nous, Jésus put dire : « Tout est consommé ! »
Fruit du Mystère : LE DON DE SOI
L’attitude d’un être devant la mort est souvent la plus haute expression de sa vie. Comme le vase rompu qui exhale son plus pur parfum ! O Marie, Mère immobile et silencieuse de la crucifixion, apprenez-moi le sens profond de ce mystère. Tout est vivant dans le Christ. Je ne médite pas mon rosaire aujourd’hui pour apprendre à mourir, mais pour apprendre à vivre, car si ma vie pouvait ressembler à celle du Christ, ma mort rendrait le même témoignage !…
« Donne-toi comme mon Fils s’est donné, donne-toi comme je me suis donnée moi-même !… » La vie chrétienne est un amour, mais l’amour est un don. Tout ce qui se retourne sur nous-même est misérable et infécond. Il faut franchir les étroites limites de notre « moi », briser ce tenace égoïsme qui sans cesse, crie : « Et moi? » Ma joie, ma grandeur, c’est le don que je fais de moi-même !
Paula Hoesl