Le prédicateur de la Maison pontificale a prononcé le cinquième et dernier sermon du Carême dans la salle Paul VI, en présence du Pape : le lavement des pieds est « le sacrement de l’autorité chrétienne ».
Il est important de bien comprendre « le sens que le lavement des pieds a pour Jean ». La récente constitution apostolique du pape François Praedicate Evangelium « le mentionne dans le préambule, comme l’icône même du service qui doit caractériser tout le travail de la Curie romaine réformée ».
Ce matin, vendredi 8 avril, le cardinal Cantalamessa nous a de nouveau invités à réfléchir sur l’Eucharistie, à partir du célèbre passage de l’Évangile dans lequel Jésus se penche pour laver les pieds des disciples.
Il aide à comprendre, dit le prédicateur de la Maison pontificale, comment on peut faire de l’existence une Eucharistie et ainsi « imiter dans la vie ce qui se célèbre sur l’autel ». De plus, nous sommes confrontés à « un de ces épisodes (un autre est celui où le côté de Jésus est percé), dans lequel l’évangéliste suggère clairement qu’il y a un mystère en dessous qui va au-delà du fait contingent qui pourrait, en soi, paraître négligeable ».
Le cardinal a commencé la réflexion en se demandant pourquoi Jean, dans le récit de la Dernière Cène, ne parle pas « de l’institution de l’Eucharistie », mais se réfère « à sa place, au lavement des pieds ». C’est qu’en tout ce qui concerne Pâques et l’Eucharistie, l’évangéliste « montre qu’il veut mettre l’accent sur l’événement plus que sur le sacrement ; plus le sens que le signe « .
Pour lui, la nouvelle Pâque ne commence pas tant au Cénacle, « lorsque le rite qui doit la commémorer est institué », puisque « nous savons que la Cène de Jean n’est pas une cène de Pâques ». Au contraire, elle commence sur la croix « lorsque le fait qu’il doit être commémoré est accompli ».
C’est là que « s’opère le passage de l’antique Pâques à la nouvelle ». Pour cela, Jésus sur la croix « n’a aucun os brisé» : car ainsi « cela a été prescrit pour l’agneau pascal dans l’Exode ».
Le prédicateur propose donc de méditer sur le service qui n’est pas, « en soi, une vertu ». Dans aucun catalogue de vertus « on ne rencontre le mot diakonía, service ». En effet, on parle même « d’un service au péché (cf. Rm 6, 16) ou aux idoles (cf. 1 Co 6, 9) qui n’est certainement pas un bon service ».
En effet, le service est « une chose neutre : il désigne une condition de vie, ou une manière de se rapporter aux autres dans son travail, un être dépendant des autres ». Cela peut même être « une mauvaise chose, si elle est faite par contrainte (comme dans l’esclavage), ou simplement par intérêt ».
Charité
Aujourd’hui tout le monde parle de service, tout le monde se dit en service. Mais il est évident que le service dont parle l’Évangile « est tout autre chose, même s’il n’exclut pas en lui-même, ni ne disqualifie nécessairement le service tel qu’il est compris par le monde ». La différence est tout « dans les motivations et dans l’attitude intérieure avec laquelle le service est rendu ».
En relisant l’histoire du lavement des pieds, on comprend avec quel esprit Jésus le fait et ce qui l’émeut : « Ayant aimé les siens qui étaient dans le monde, il les aima jusqu’à la fin (Jn 13 : 1) « . Le service « n’est donc pas une vertu, mais découle des vertus et, en premier lieu, de la charité ».
En effet, c’est « la plus grande expression du nouveau commandement » ; c’est « une manière de se manifester de l’agapè », c’est-à-dire de cet amour qui « ne cherche pas son propre intérêt (cf. 1 Co 13, 5) », mais celui des autres, qui « n’est pas seulement constitué de la recherche, mais aussi du don ».
En bref, c’est « une participation et une imitation de l’action de Dieu » qui, étant « le Bien, tout le Bien, le Bien Suprême », ne peut « aimer et profiter que librement, sans intérêt propre ».
Pour cette raison, le service évangélique, « par opposition à celui du monde, n’est pas propre aux inférieurs, aux nécessiteux, à ceux qui n’ont pas » ; mais plutôt « de ceux qui possèdent, de ceux qui sont placés au-dessus, de ceux qui ont ».
Pour cette raison, Jésus dit que, dans son Église, avant tout « celui qui gouverne » doit être « comme celui qui sert » (Lc 22,26), celui qui est « le premier doit être » le serviteur de tous « (Mc 10 :44) « . En ce sens, le lavement des pieds est « le sacrement de l’autorité chrétienne ».
Humilité
A côté de la gratuité, le service « exprime une autre caractéristique de l’agape divine : l’humilité ». Les paroles de Jésus : « Vous devez vous laver les pieds les uns aux autres » signifient : « Vous devez vous rendre les uns aux autres les services d’une humble charité ».
Charité et humilité, ensemble, « forment le service évangélique ». Mais, si vous y réfléchissez, qu’est-ce que « Jésus a fait pour se définir humble ? » Peut-être « se sentait-il mal dans sa peau, ou parlait-il d’une manière modeste de sa personne ? » Non.
Au contraire, dans l’épisode même du lavement des pieds, il se dit « Maître et Seigneur » (cf. Jn 13, 13). Alors qu’a-t-il fait pour se définir comme « humble » ? Le cardinal se l’est demandé et la réponse a été qu' »il s’est abaissé, il est descendu pour servir ! »
Après nos catéchèses mystagogiques sur les trois parties de la Messe –la liturgie de la Parole, la consécration et la communion – méditons aujourd’hui sur l’Eucharistie comme « présence réelle » du Christ dans son Église.
Comment affronter un mystère si élevé, inaccessible ? Il nous vient aussitôt à l’esprit le nombre incalculable de théories et de discussions à ce sujet, les divergences entre catholiques et protestants, entre latins et orthodoxes, qui remplissaient les livres où nous – qui avons un certain âge – avons étudié la théologie ? Nous sommes enclins à penser à l’impossibilité d’ajouter quoi que ce soit à ce mystère qui puisse faire grandir notre foi et réchauffer notre cœur, sans glisser inévitablement dans la polémique entre les diverses confessions chrétiennes.
Mais c’est exactement ce en quoi consiste l’œuvre merveilleuse que l’Esprit Saint est en train d’accomplir, de nos jours, entre tous les chrétiens. Il nous pousse à reconnaître combien, dans nos discussions sur l’Eucharistie, il y avait de présomption humaine de pouvoir enfermer le mystère dans une théorie ou même dans une parole, comme aussi la volonté de l’emporter sur l’adversaire. L’Esprit nous pousse au repentir, car nous avons réduit le gage suprême de l’amour et de l’unité que le Seigneur nous a laissé jusqu’à en faire l’objet privilégié de nos querelles.
Le moyen de nous acheminer sur cette voie de l’œcuménisme eucharistique, c’est la reconnaissance mutuelle, la voie chrétienne de l’agapé, du partage réciproque. Il ne s’agit pas de passer outre les divergences réelles ou de faillir, en quoi que ce soit, à l’authentique doctrine catholique ; il s’agit plutôt de mettre en commun les aspects positifs et les valeurs authentiques qu’il y a dans chacune des trois grandes traditions chrétiennes, de manière à construire une « masse » de vérité commune, qui nous entraîne vers une unité toujours plus pleine.
Il est étonnant de voir combien certaines positions catholiques, orthodoxes et protestantes autour de la présence réelle divergent les unes des autres et sont destructrices, si on les oppose et si on les voit alternativement entre elles, alors qu’elles apparaissent, au contraire, merveilleusement convergentes, si on les maintient ensemble en équilibre. C’est la synthèse qu’il faut commencer à faire ; il faut passer les grandes traditions chrétiennes comme au tamis, pour retenir de chacune, comme nous l’exhorte l’Apôtre, « ce qui est bien » (cf. 1 Th 5, 21).
La tradition latine : une présence réelle, mais cachée
Dans cet esprit, prenons le temps de regarder d’un peu plus près les trois principales traditions eucharistiques : latine, orthodoxe et protestante, pour nous inciter à bâtir sur les richesses de chacune et à les réunir toutes dans le trésor commun de l’Église. L’idée que nous aurons, à la fin, du mystère de la présence réel¬le n’en sera que plus riche et plus vivant.
Dans la théologie et la liturgie latines, le centre indiscuté de l’action eucharistique d’où jaillit la présence réelle du Christ, c’est le moment de la consécration. C’est là que Jésus agit et parle à la première personne. Saint Ambroise, par exemple, écrit :
Ce pain est du pain avant les paroles sacramentelles ; mais, quand intervient la consécration, le pain devient chair du Christ… Par quelles paroles s’opère la consécration ? Et de qui sont-elles ? Du Seigneur Jésus ! Toutes les prières qui sont prononcées avant ce moment, le sont par le prêtre qui loue Dieu, prie pour le peuple, ceux qui le gouvernent et pour les autres ; mais quand vient le moment où se réalise le saint sacrement, le prêtre ne se sert plus de ses propres paroles, mais de celles du Christ. C’est donc la parole qui opère (conficit) le sacrement… Vois-tu combien est efficace (operatorius) la parole du Christ ? Avant la consécration, il n’y avait pas le corps du Christ, mais après la consécration, je te le dis, désormais le corps du Christ est là. C’est lui qui a parlé et cela arriva ; lui qui a commandé et cela exista (cf. Ps 33, 9) .
De sacramentis, IV, 14-16.
Dans la vision latine, nous pouvons parler d’un réalisme christologique. « Christologique », car l’attention est tout entière tournée vers le Christ, considéré aussi bien dans son existence historique et incarnée que comme Ressuscité. Le Christ est tout autant l’objet que le sujet de l’Eucharistie : celui qui est réalisé dans l’Eucharistie et celui qui réalise l’Eucharistie- « Réalisme », car on ne voit pas Jésus présent sur l’autel simplement dans un signe ou un symbole, mais en vérité et avec sa propre réalité. Pour donner un exemple d’un tel réalisme, prenons le cantique « Ave verum » : « Salut, corps véritable, né de la Vierge Marie, toi qui as réellement souffert et qui fus immolé sur la croix pour les hommes, du côté transpercé duquel ont jailli du sang et de l’eau… »
Par la suite, le Concile de Trente a apporté plus de précisions sur la manière de concevoir la présence réelle, en utilisant trois adverbes : vere, realiter, substantialiter ; Jésus est présent véritablement, pas seulement en image ou en figure ; il est réellement présent et pas seulement subjectivement, à cause de la foi des croyants ; il est présent substantiellement, c’est-à-dire selon sa réalité profonde qui est invisible aux sens, et non selon les apparences qui restent du pain et du vin.
Il y avait, c’est vrai, un danger possible, celui de tomber dans un réalisme « cru », ou excessif, mais ce danger trouve son remède dans la tradition même. Saint Augustin a clarifié la chose, une fois pour toutes : la présence de Jésus dans l’Eucharistie advient « in sacramento », autrement dit, ce n’est pas une présence physique mais sacramentelle, par l’intermédiaire de signes qui sont, précisément, le pain et le vin. Dans ce cas pourtant, le signe n’exclut pas la réalité, mais la rend présente dans un mode unique, à savoir qu’une réalité spirituelle – ce qu’est le corps du Christ ressuscité – peut se rendre présente pour nous, tant que nous vivons encore dans cette vie.
Saint Thomas d’Aquin – l’autre grand maître de la spiritualité eucharistique latine, avec saint Ambroise et saint Augustin – tient le même discours quand il parle d’une présence du Christ « selon la substance » sous les espèces du pain et du vin . Dire, en effet, que Jésus se rend présent avec sa substance dans l’Eucharistie, revient à dire qu’il se rend présent dans sa réalité véritable et profonde qu’on ne peut atteindre que moyennant la foi : « La vue, le toucher, le goût : tout ici faillit ; ne reste que la foi dans ta parole », chante-t-on dans l’hymne « Adoro Te devote » qui reflète entièrement la pensée eucharistique de St. Thomas : « Visus, tactus, gustus in te fallitur – sed auditui solo tuto creditur ». (Cf. Somme théologique IIIa, q.75, a.4.)
Jésus est donc présent dans l’Eucharistie d’une manière unique qu’on ne rencontre nulle part ailleurs ; aucun adjectif ne suffit, à lui seul, à qualifier cette présence ; pas même l’adjectif « réel ». Réel vient de res (chose) et signifie : à la manière d’une chose ou d’un objet ; et Jésus n’est pas présent dans l’Eucharistie comme une « chose » ou un objet, mais comme une personne. Si l’on tient à dénommer cette présence, il vaut mieux simplement l’appeler présence « eucharistique », car elle ne se réalise que dans l’Eucharistie.
La tradition orthodoxe : l’action de l’Esprit Saint
La théologie latine offre bien des richesses, mais n’épuise pas le mystère – ni ne pourrait le faire. Il lui a manqué, au moins dans le passé, de donner à l’Esprit Saint l’importance qui lui est due, et qui est essentielle pour comprendre l’Eucharistie. Alors nous nous tournons vers l’Orient pour interroger la tradition orthodoxe, d’un cœur tout autrement disposé que naguère : nous ne sommes plus inquiets de la différence, mais heureux du complément qu’elle apporte à notre vision latine.
La tradition orthodoxe met, de fait, l’action de l’Esprit Saint en pleine lumière au cours de la célébration eucharistique. Ces confrontations ont déjà porté leurs fruits, du reste, depuis le Concile Vatican II. Jusqu’alors dans le canon romain de la messe, il n’y avait qu’une seule mention de l’Esprit Saint, en incise, dans la doxologie finale : « Per ipsum, et cum ipso et in ipso… in unitate Spiritus Sancti… ». [Par lui, avec lui et en lui… dans l’unité du Saint Esprit…] Mais, à présent, tous les nouveaux canons font une double invocation à l’Esprit Saint : la première, sur les offrandes avant la consécration et, l’autre, sur l’Église, après la consécration.
Les liturgies orientales ont toujours attribué la réalisation de la présence réelle du Christ sur l’autel à une intervention spéciale de l’Esprit Saint. Dans l’anaphore dite de saint Jacques en usage dans l’Église d’Antioche, l’Esprit Saint est invoqué en ces termes :
Envoie sur nous et sur ces dons sacrés qui te sont présentés, ton Esprit de sainteté, Seigneur, et qui donne la vie, qui siège avec toi, Dieu et Père, et avec ton Fils Unique. Il règne, consubstantiel et coéternel ; il a parlé par la Loi, les prophètes et le Nouveau Testament ; sous la forme d’une colombe, il est descendu sur notre Seigneur Jésus Christ dans le Jourdain et il a reposé sur lui ; il est descendu, sous la forme de langues de feu, sur les apôtres, le jour de Pentecôte. Envoie, Seigneur, sur nous-mêmes et sur ces offrandes saintes qui te sont présentées, ton Esprit trois fois saint afin que, par sa venue sainte, bonne et glorieuse, il sanctifie ce pain et en fasse le corps sacré du Christ (Amen), qu’il sanctifie ce calice et en fasse le sang précieux du Christ.
Il y a ici, bien plus qu’un simple ajout de l’invocation à l’Esprit Saint ; il y a un vaste regard qui embrasse toute l’histoire du salut et permet de découvrir une nouvelle dimension du mystère eucharistique. A partir des paroles du symbole de Nicée-Constantinople, qui définissent le Saint-Esprit « Seigneur » et « Auteur de la vie », « qui a parlé par les prophètes », la perspective s’élargit jusqu’à tracer une véritable « histoire » de l’action de l’Esprit Saint.
L’Eucharistie porte à son achèvement cette série d’interventions prodigieuses : l’Esprit Saint qui, à Pâques, fit irruption dans le sépulcre et, « touchant » le corps inanimé de Jésus, le fit revivre, réitère ce prodige dans l’Eucharistie. Il vient sur le pain et sur le vin qui sont des éléments morts et leur donne la vie, il en fait le corps et le sang vivants du Rédempteur. Vraiment – Jésus lui-même le disait, en parlant de l’Eucharistie – « c’est l’Esprit qui donne la vie » (Jn 6, 63). Théodore de Mopsueste, qui représente admirablement la tradition eucharistique orientale, écrit :
Grâce à l’action liturgique, notre Seigneur est comme ressuscité des morts et répand sur nous tous sa grâce, par la venue de l’Esprit Saint… Quand le pontife déclare que ce pain et ce vin sont le Corps et le Sang du Christ, il affirme qu’ils le sont devenus au contact de l’Esprit Saint. Il en va comme du corps naturel du Christ, quand il reçut l’Esprit Saint et son onction. A ce moment où survient l’Esprit Saint, nous le croyons, le pain et le vin reçoivent une sorte d’onction de grâce. Et dès lors, nous le croyons, ils sont le corps et le sang du Christ, immortels, incorruptibles, impassibles et immuables par nature, comme le corps même du Christ dans la Résurrection .
Homélies catéchétiques. XVI, 11 s
Toutefois, il est une précision dont il faut tenir compte et qui montre que la tradition latine a, elle aussi, quelque chose à offrir aux frères orthodoxes. L’Esprit Saint n’agit pas séparément de Jésus, mais dans la parole de Jésus. Jésus dit à son sujet : « Ce qu’il dira ne viendra pas de lui-même : mais ce qu’il aura entendu, il le dira. […] Lui me glorifiera, car il recevra ce qui vient de moi pour vous le faire connaître ». (Jn 16, 13-14) Voilà pourquoi il ne faut pas séparer les paroles de Jésus (« Ceci est mon corps ») et celles de l’épiclèse (« Que l’Esprit Saint fasse de ce pain le corps du Christ »).
L’appel à l’unité entre frères catholiques et orthodoxes monte des profondeurs même du mystère eucharistique. Même si, par la force des choses, le souvenir de l’institution et l’invocation de l’Esprit se produisent à des moments distincts (impossible à l’homme d’exprimer le mystère en un seul instant), toutefois leur action est conjointe. L’efficacité vient sans aucun doute de l’Esprit (et non pas du prêtre, ni de l’Église), mais cette efficacité s’exerce à l’intérieur de la parole du Christ et à travers elle.
L’efficacité qui actualise la présence de Jésus sur l’autel – je l’ai dit – ne vient pas de l’Église, mais – et je l’ajoute – elle n’advient pas sans l’Église. L’Église est l’instrument vivant qui sert de canal à l’Esprit Saint pour une œuvre commune. Il en est de la venue de Jésus sur l’autel comme de son dernier retour dans la gloire : L’Esprit et l’Épouse [l’Église !] disent à Jésus dans la Messe : Viens ! Et, lui, vient (cf. Ap 22,17).
La spiritualité protestante, ou l’importance de la foi
La tradition latine a mis en lumière « qui » est présent dans l’Eucharistie : le Christ ; la tradition orthodoxe a manifesté « par qui » est opérée sa présence, par l’Esprit Saint ; la théologie protestante éclaire « sur qui » cette présence opère ; autrement dit : à quelles conditions le sacrement opère, de fait, en celui qui le reçoit, ce qu’il signifie. Ces conditions sont diverses mais se résument en un seul mot : la foi.
Ne nous attardons pas subitement aux conséquences négatives qu’à certaines époques on a tiré du principe protestant selon lequel les sacrements ne sont que des « signes de la foi » ; dépassons les malentendus et la polémique, et alors nous trouvons bien salutaire cet énergique rappel à la foi pour sauver le sacrement et pour ne pas le réduire à l’une des « bonnes œuvres » ou à quelque chose qui agit mécaniquement et par magie, presque à l’insu de l’homme.
En fin de compte, il s’agit de découvrir le sens profond de l’exclamation liturgique qui retentit à la fin de la consécration ; et qui, jadis, nous nous en souvenons, était bien insérée au cœur même de la formule consécratoire, comme pour souligner que la foi est partie essentielle du mystère : « Mysterium fidei », Mystère de la foi !
La foi ne « fait » pas le sacrement, elle ne fait que le « recevoir » ; seule, la parole du Christ, reprise par l’Église et rendue efficace par l’Esprit Saint, « fait » le sacrement. Mais quelle serait l’utilité d’un sacrement s’il n’était pas « reçu » ? Au sujet de l’Incarnation, des hommes comme Origène, saint Augustin, saint Bernard ont dit : « A quoi bon pour moi que le Christ soit né, jadis, de Marie, à Bethléem, s’il ne naît pas aussi dans mon cœur, par la foi ? »
On doit tenir le même langage à propos de l’Eucharistie : à quoi bon le Christ est-il réellement présent sur l’autel, s’il n’est pas présent pour moi ? Du temps où Jésus était présent dans son corps sur la terre, déjà la foi était nécessaire ; autrement – comme il le répète si souvent lui-même dans l’Évangile – sa présence n’était d’aucune utilité, sinon pour la condamnation : « Malheur à toi, Corazine, malheur à toi, Bethsaïde ! »
Il faut la foi pour que la présence de Jésus dans l’Eucharistie soit « réelle », certes, mais aussi « personnelle », c’est-à-dire de personne à personne. C’est une chose en effet « d’être là », autre chose « d’être présent ». La présence suppose quelqu’un qui est présent et quelqu’un devant qui il est présent ; elle suppose une communication mutuelle, l’échange entre deux sujets libres qui prennent conscience l’un de l’autre. C’est donc beaucoup plus que le simple fait de se trouver dans un lieu donné.
Cette dimension subjective et existentielle de la présence eucharistique n’annule pas la présence objective qui précède la foi de l’homme, bien plus elle la suppose et la valorise, tant il est vrai que Luther lui-même, qui a tant exalté le rôle de la foi, a pu prononcer l’extraordinaire profession de foi dans la présence réelle que voici :
Je ne peux pas comprendre les mots « ceci est mon corps » autrement que ce qu’ils disent. Aux autres, donc, de prouver que là où la parole dit : « Ceci est mon corps », le corps du Christ n’y est pas. Je ne veux pas prêter l’oreille aux explications fondées sur la raison. Face à des paroles si claires, je n’admets pas de questions ; je repousse le bon sens et la saine raison humaine. Preuves matérielles, argumentations géométriques… je repousse tout en bloc. Dieu est bien au-dessus de toute espèce de mathématique ; il n’est besoin que d’adorer, dans un très grand étonnement, la parole de Dieu .
Colloque de Marburg, 1529.
Nous avons jeté rapidement un regard sur la richesse des diverses traditions chrétiennes, suffisamment pour nous faire entrevoir quel don s’ouvre à l’Église, quand les diverses confessions chrétiennes décident la mise en commun de leurs biens spirituels, à la manière des premiers chrétiens dont il est dit qu’« ils avaient tout en commun » (Ac 2, 44). C’est cela l’agapé la plus grande, aux dimensions de l’Église tout entière ; le Seigneur met dans notre cœur le désir de la rechercher, pour la joie de notre Père commun et le raffermissement de son Église.
Sentiment de la présence
Au cours du bref pèlerinage eucharistique que nous venons de faire parmi les différentes confessions chrétiennes, nous avons recueilli nous aussi dans des corbeilles les restes de la grande multiplication des pains qui s’est produite dans l’Église. Mais nous ne pouvons pas nous arrêter là dans notre méditation sur le mystère de la présence réelle ; cela reviendrait à ne pas manger les restes que nous avons recueillis.
La foi en la présence réelle est une grande chose, mais elle ne nous suffit pas ; du moins la foi comprise d’une certaine manière. Il n’est pas suffisant d’avoir une idée théologiquement parfaite et œcuméniquement ouverte de la présence réelle de Jésus dans l’Eucharistie. Parmi les théologiens, il en est beaucoup qui savent tout sur ce mystère, mais ils ne connaissent pas la présence réelle.
Parce que, au sens biblique du terme, ne « connaît » une chose que celui qui en a fait l’expérience. Ne connaît vraiment le feu que celui qui a été, une fois au moins, touché par une flamme et qui a dû reculer rapidement pour ne pas se brûler.
Saint Grégoire de Nysse nous a laissé une très belle expression pour préciser ce niveau le plus élevé de la foi. Il parle d’un « sentiment de présence » (aisthesis parousias) que peut éprouver quelqu’un qui est surpris par la présence de Dieu et a une certaine perception (non seulement une idée) de sa présence. Il ne s agit pas d’une perception naturelle mais du fruit d’une grâce qui opère comme une rupture de niveau, un saut de qualité.
Il y a une analogie très forte avec ce qui se produisait après la Résurrection, quand Jésus se donnait à reconnaître à quelqu’un. C’était l’imprévu qui, tout à coup, changeait de fond en comble la manière d’être d’une personne. Un jour, après la Résurrection, les apôtres sont occupés à pêcher sur le lac ; un homme paraît sur le rivage, un dialogue à distance s’établit : « N’avez-vous rien à manger ? » Non ! répondent-ils ; mais voici que dans le cœur de Jean jaillit une étincelle, il se met à crier : C’est le Seigneur !
Tout change alors et ils se hâtent de gagner la rive (cf. Jn 21, 4). Les disciples d’Emmaüs ont connu la même aventure : Jésus faisait route avec eux, mais leurs yeux étaient incapables de le reconnaître ; à la fin, quand Jésus fit le geste de rompre le pain, alors leurs yeux s ’ouvrirent et ils le reconnurent (Lc 24, 31). Voilà ! C’est exactement ce qui se produit le jour où un chrétien – qui a reçu tant et tant de fois Jésus dans l’Eucharistie – par un don de sa grâce – finit par le « reconnaître ».
De notre foi et du « sentiment » de la présence réelle doit naître une révérence spontanée envers Jésus dans le Saint-Sacrement, et même de la tendresse. C’est un sentiment si délicat et si personnel qu’on risque de l’altérer rien qu’en en parlant.
Saint François d’Assise avait le cœur rempli de tels sentiments envers Jésus dans l’Eucharistie. Il se tient devant Jésus dans le sacrement, comme à Greccio il se tenait devant l’Enfant de Bethléem ; il le voit abandonné entre nos mains, si impuissant, si humble. Dans sa « Lettre à tout l’Ordre », il écrit de mots de feu que nous voulons écouter comme adressés maintenant à nous, à conclusion de notre méditation sur la présence réelle de Jésus dans l’Eucharistie:
Voyez votre dignité, frères prêtres, et soyez saints parce qu’il est saint… Grande misère et misérable faiblesse si, le tenant ainsi présent entre vos mains, vous vous occupez de quelque autre chose qui soit au monde ! Que tout homme craigne, que le monde entier tremble, et que le ciel exulte, quand le Christ, Fils du Dieu vivant, est sur l’autel entre les mains du prêtre ! Ô admirable grandeur et stupéfiante bonté ! Ô humilité sublime, ô humble sublimité ! Le maître de l’univers, Dieu et Fils de Dieu, s’humilie pour notre salut, au point de se cacher sous une petite hostie de pain ! Voyez, frères, l’humilité de Dieu, et faites-lui l’hommage de vos cœurs. Humiliez-vous, vous aussi, pour pouvoir être exaltés par lui. Ne gardez pour vous rien de vous, afin que vous reçoive tout entiers Celui qui se donne à vous tout entier.
In Cant. XI, 5, 2
Traduit par Cathy Brenti de la Communauté des Béatitudes
Cardinal Raniero Cantalamessa – Le mystère eucharistique
Premier sermon de Carême au Vatican – 11 mars 2022
Parmi les nombreux maux que la pandémie de Covid a causés à l’humanité, il y a eu au moins un effet positif du point de vue de la foi. Elle nous a fait prendre conscience du besoin que nous avons de l’Eucharistie et du vide que son manque crée.
Pendant la période la plus aiguë de la pandémie en 2020, j’ai été fortement impressionné – et avec moi des millions d’autres catholiques – par ce que cela signifiait de regarder la Sainte Messe célébrée par le Pape François à Sainte Marthe à la télévision tous les matins.
calice-et-hostie
Certaines Églises locales et nationales ont décidé de consacrer l’année en cours à une catéchèse spéciale sur l’Eucharistie, en vue d’un renouveau eucharistique souhaité dans l’Église catholique.
Cela me semble une décision opportune et un exemple à suivre, touchant peut-être à un aspect pas toujours pris en considération. J’ai donc pensé apporter une petite contribution au projet, en consacrant les réflexions de ce Carême à une réinterprétation du mystère eucharistique.
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L’Eucharistie est au centre de chaque temps liturgique, du carême pas moins que des autres temps. C’est ce que nous célébrons chaque jour, la Pâques quotidienne. Chaque petit progrès dans sa compréhension se traduit par un progrès dans la vie spirituelle de la personne et de la communauté ecclésiale.
Cependant, c’est aussi, malheureusement, la chose la plus exposée, en raison de sa répétitivité, à expirer dans la routine, à tenir pour acquise. Saint Jean-Paul II, dans l’encyclique Ecclesia de Eucharistia, d’avril 2003, dit que les chrétiens doivent redécouvrir et maintenir toujours vivante « la merveille eucharistique ». Ici, nos réflexions serviraient à cela : redécouvrir la merveille eucharistique.
Parler de l’Eucharistie en temps de pandémie et maintenant, en plus, avec les horreurs de la guerre devant nos yeux, n’est pas une abstraction de la réalité dans laquelle nous vivons, mais une invitation à la regarder d’un point plus élevé et moins contingent de vue. L’Eucharistie est la présence dans l’histoire de l’événement qui a inversé à jamais les rôles entre vainqueurs et victimes.
Sur la croix, le Christ a fait de la victime le vrai vainqueur : « Victor quia victima », saint Augustin le définit : vainqueur parce qu’il est victime. L’Eucharistie nous offre la véritable clé de lecture de l’histoire. Il nous assure que Jésus est avec nous, non seulement intentionnellement, mais réellement dans ce monde qui est le nôtre et qui semble nous échapper à tout moment. Il nous répète : « Courage : j’ai vaincu le monde !» (Jn 16:33).
L’Eucharistie dans l’histoire du salut
Commençons par une question : quelle place l’Eucharistie occupe-t-elle dans l’histoire du salut ? La réponse est : elle n’occupe pas une place, mais elle l’occupe toute ! L’Eucharistie est coextensive à l’histoire du salut.
Cependant, il est présent de trois manières différentes, dans les trois temps différents, ou phases, du salut : il est présent dans l’Ancien Testament en tant que figure ; elle est présente dans le Nouveau Testament comme événement et elle est présente au temps de l’Église comme sacrement. La figure anticipe et prépare l’événement, le sacrement « prolonge » et actualise l’événement.
Dans l’Ancien Testament, ai-je dit, l’Eucharistie est présente « dans l’image ». L’une de ces figures était la manne, une autre le sacrifice de Melchisédek, une autre encore le sacrifice d’Isaac.
Dans la séquence Lauda Sion Salvatorem, composée par saint Thomas d’Aquin pour la fête du Corpus Domini, il est chanté : « Préfiguré dans les figures : immolé en Isaac, indiqué dans l’agneau pascal, donné aux pères comme manne » : In figúris præsignátur, / cum Isaac immolátur: / agnus paschæ deputátur: / datur manna pátribus. En tant que figures de l’Eucharistie, saint Thomas appelle ces rites « les sacrements de l’ancienne Loi ».
Avec la venue du Christ et son mystère de mort et de résurrection, l’Eucharistie n’est plus présente comme une figure, mais comme un événement, comme une réalité. Nous l’appelons un « événement » parce que c’est quelque chose qui s’est produit historiquement, un événement unique dans le temps et dans l’espace, qui n’a eu lieu qu’une seule fois (semel) et qui ne se répète pas : le Christ « une fois, dans la plénitude des temps, est apparu pour annuler le péché par la sacrifice de lui-même » (Héb 9:26).
Enfin, au temps de l’Église, l’Eucharistie, disais-je, est présente comme un sacrement, c’est-à-dire sous le signe du pain et du vin, institué par le Christ. Il est important que nous comprenions bien la différence entre l’événement et le sacrement : en pratique, la différence entre l’histoire et la liturgie. Nous laissons saint Augustin nous aider.
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Nous savons – dit le saint docteur – et croyons avec une foi très certaine que le Christ est mort une seule fois pour nous, lui juste pour les pécheurs, lui Seigneur pour les serviteurs. Nous savons parfaitement que cela n’est arrivé qu’une seule fois ; et pourtant le sacrement le renouvelle périodiquement, comme si ce que l’histoire proclame n’être arrivé qu’une seule fois se répétait plusieurs fois.
Pourtant, événement et sacrement ne s’opposent pas, comme si le sacrement était fallacieux et que seul l’événement était vrai. En fait, de ce que l’histoire prétend être arrivé, en réalité, une seule fois, de cela le sacrement renouvelle (renovat) souvent la célébration dans le cœur des fidèles.
L’histoire révèle ce qui s’est passé et comment cela s’est passé, la liturgie veille à ce que le passé ne soit pas oublié ; non pas au sens où il le fait se reproduire (non faciendo), mais au sens où il le célèbre (sed celebrando).
Préciser le lien qui existe entre l’unique sacrifice de la croix et la messe est une chose très délicate et a toujours été l’un des points les plus discordants entre catholiques et protestants. Augustin utilise, on l’a vu, deux verbes : renouveler et célébrer, qui sont parfaitement corrects, à condition de les comprendre l’un à la lumière de l’autre : la messe renouvelle l’événement de la croix en le célébrant (et non en le réitérant ! )
Et le célébrer, le renouveler (pas seulement s’en souvenir !). Le mot, dans lequel se réalise aujourd’hui le plus grand consensus œcuménique, est peut-être le verbe représenter (également utilisé par Paul VI, dans l’encyclique Mysterium fidei), entendu au sens fort de re-présenter, c’est-à-dire rendre présent à nouveau . En ce sens, nous disons que l’Eucharistie « représente » la croix.
Selon l’histoire, il n’y a donc eu qu’une seule Eucharistie, celle célébrée par Jésus avec sa vie et sa mort ; selon la liturgie, au contraire, c’est-à-dire grâce au sacrement, il y a autant d’Eucharisties qui ont été célébrées et seront célébrées jusqu’à la fin du monde.
L’événement n’a eu lieu qu’une seule fois (semel), le sacrement a eu lieu « à chaque fois » (quotiescumque). Grâce au sacrement de l’Eucharistie, nous devenons mystérieusement contemporains de l’événement ; l’événement est présent à nous et nous à l’événement.
Nos réflexions de Carême auront pour objet l’Eucharistie dans son stade actuel, c’est-à-dire comme sacrement. Dans l’ancienne Église, il y avait une catéchèse spéciale, dite mystagogique, qui était réservée à l’évêque et était donnée après, et non avant, le baptême.
Son but était de révéler aux néophytes le sens des rites célébrés et la profondeur des mystères de la foi : baptême, confirmation ou onction, et en particulier l’Eucharistie. Ce que nous avons l’intention de faire, c’est une petite catéchèse mystagogique sur l’Eucharistie.
Pour rester ancrés le plus possible à sa nature sacramentelle et rituelle, nous suivrons de près le développement de la messe dans ses trois parties – liturgie de la parole, liturgie eucharistique et communion -, en ajoutant à la fin une réflexion sur le culte eucharistique en dehors la masse.
Liturgie de la parole
Au tout début de l’Église, la liturgie de la Parole était détachée de la liturgie eucharistique. Les disciples, racontent les Actes des Apôtres, « chaque jour, tous ensemble, allaient au temple »; là, ils écoutaient la lecture de la Bible, récitaient les psaumes et les prières avec les autres Juifs ; ils ont fait ce qui se fait dans la liturgie de la Parole ; puis ils se réunissaient séparément, chez eux, pour « rompre le pain », c’est-à-dire pour célébrer l’Eucharistie (cf. Ac 2, 46).
Cependant, cette pratique devint bientôt impossible à la fois à cause de l’hostilité à leur égard de la part des autorités juives, et parce que désormais les Écritures avaient acquis pour elles un nouveau sens, toutes orientées vers le Christ.
C’est ainsi que l’écoute de l’Écriture s’est également déplacée du temple et de la synagogue vers les lieux de culte chrétiens, prenant peu à peu la physionomie de l’actuelle liturgie de la Parole qui précède la prière eucharistique.
Dans la description de la célébration eucharistique faite par saint Justin au IIe siècle, non seulement la liturgie de la Parole en fait partie intégrante, mais les lectures de l’Ancien Testament sont maintenant rejointes par ce que le saint appelle « les souvenirs des apôtres », c’est-à-dire les Évangiles et les Lettres, en pratique le Nouveau Testament.
Écoutées dans la liturgie, les lectures bibliques acquièrent un sens nouveau et plus fort que lorsqu’elles sont lues dans d’autres contextes. Leur but n’est pas tant de mieux connaître la Bible, comme lorsqu’on la lit chez soi ou dans une école biblique, que de reconnaître celui qui se rend présent à la fraction du pain, d’éclairer à chaque fois un aspect particulier du mystère qui est d’être à recevoir.
Cela apparaît, presque par programme, dans l’épisode des deux disciples d’Emmaüs. C’est en écoutant l’explication des Écritures que le cœur des disciples commença à fondre, de sorte qu’ils purent alors le reconnaître « à la fraction du pain » (Lc 24, 1 sq.). Celle de Jésus ressuscité fut la première « liturgie de la parole » de l’histoire de l’Église !
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Deuxième caractéristique : dans la messe, les paroles et les épisodes de la Bible sont non seulement racontés, mais revécus ; la mémoire devient réalité et présence. Ce qui s’est passé « à ce moment-là » se passe « à ce moment-là », « aujourd’hui » (hodie), comme aime à s’exprimer la liturgie.
Nous ne sommes pas seulement des auditeurs de la parole, mais des interlocuteurs et des acteurs de celle-ci. C’est à nous, présents là, que la parole s’adresse ; nous sommes appelés à prendre la place des personnages évoqués.
Quelques exemples aideront à comprendre. Une fois on lit, en première lecture, l’épisode de Dieu parlant à Moïse du buisson ardent : nous sommes, à la messe, devant le vrai buisson ardent…
Une autre fois on parle d’Isaïe recevant sur ses lèvres l’ardent charbon qu’il le purifie pour la mission : nous sommes sur le point de recevoir le vrai charbon ardent sur nos lèvres, le feu que Jésus est venu apporter sur la terre…
Ézéchiel est invité à manger le rouleau des oracles prophétiques : nous nous apprêtons à manger lui qui est la parole elle-même faite chair et faite pain.
La chose devient encore plus claire si l’on passe de l’Ancien Testament au Nouveau, de la première lecture au passage évangélique. La femme qui a souffert d’une hémorragie est sûre d’être guérie si elle peut toucher le bord du manteau de Jésus : et nous qui sommes sur le point de toucher plus que le bord de son manteau ?
Une fois, j’ai écouté l’épisode de Zachée dans l’Évangile et j’ai été frappé par sa « pertinence ». j’étais Zachée; les mots m’étaient adressés : « Aujourd’hui, je dois venir chez toi » ; c’est de moi qu’on pouvait dire : « Il est allé loger chez un pécheur ! et c’est à moi, après l’avoir reçu en communion, que Jésus a dit: « Aujourd’hui le salut est entré dans cette maison » (cf. Lc 19, 9).
Ainsi avec chaque épisode de l’Évangile. Comment ne pas s’identifier dans la messe au paralytique à qui Jésus dit : « Tes péchés te sont pardonnés » et « Lève-toi et marche » (cf. Mc 2, 5,11) ; avec Siméon tenant l’Enfant Jésus dans ses bras (cf. Lc 2, 27-28) ; avec Thomas touchant ses plaies (Jn 20, 27-28) ?
Le deuxième dimanche du Temps Ordinaire du cycle liturgique actuel, il y a le passage de l’Évangile dans lequel Jésus dit à l’homme à la main paralysée : « Tends la main ! Il l’étendit et sa main fut guérie » (Mc 3,5).
Nous n’avons pas la main paralysée ; cependant, nous avons tous, certains plus ou moins, des âmes paralysées, des cœurs flétris. C’est à l’auditeur que Jésus dit à ce moment : « Étends ta main ! Étends ton cœur devant moi, avec la foi et la disponibilité de cet homme.
L’Écriture proclamée pendant la liturgie produit des effets qui sont au-dessus de toute explication humaine, à la manière des sacrements qui produisent ce qu’ils signifient. Les textes divinement inspirés ont aussi un pouvoir de guérison.
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Après la lecture du passage de l’Évangile dans la messe, la liturgie invitait une fois le ministre à embrasser le livre en disant : « Que les paroles de l’Évangile effacent nos péchés » (Per evangelica dicta deleantur nostra delicta).
Au cours de l’histoire de l’Église, des événements importants se sont produits à la suite de l’écoute de lectures bibliques pendant la messe.
Un jour, un jeune homme entendit le passage de l’Évangile où Jésus dit à un jeune homme riche : « Si tu veux être parfait, va, vends tout ce que tu as et donne-le aux pauvres et tu auras un trésor dans le ciel. Alors viens et suis-moi » (cf Mt 19,21). Il a compris que ce mot lui était adressé personnellement, alors il est rentré chez lui, a vendu tout ce qu’il avait et s’est retiré dans le désert. Il s’appelait Antoine, l’initiateur du monachisme.
Plusieurs siècles plus tard, un autre jeune homme, récemment converti, entra dans une église avec un de ses compagnons. Dans l’évangile du jour, Jésus dit à ses disciples : « Ne prenez rien pour le voyage, ni bâton, ni sac, ni pain, ni argent, et n’apportez pas deux tuniques » (Lc 9, 3). Le jeune homme se tourna vers son compagnon et lui dit : « As-tu entendu ? C’est ce que le Seigneur veut que nous fassions aussi ». Ainsi commença l’Ordre Franciscain.
La liturgie de la Parole est la meilleure ressource dont nous disposons pour faire à chaque fois de la messe une célébration nouvelle et attrayante, évitant ainsi le grand danger d’une répétition monotone que les jeunes, en particulier, trouvent ennuyeuse.
Pour cela, nous devons investir plus de temps et de prière dans la préparation de l’homélie. Les fidèles doivent pouvoir comprendre que la parole de Dieu touche aux réalités de la vie et est la seule à avoir des réponses aux questions les plus sérieuses de l’existence.
Il y a deux manières de préparer une homélie. On peut s’asseoir à une table et choisir le thème en fonction de ses expériences et de ses connaissances ; puis, une fois le texte préparé, se mettre à genoux et demander à Dieu d’infuser l’Esprit dans ses paroles.
C’est une bonne chose, mais ce n’est pas une voie prophétique. Pour être prophétique, il faudrait suivre le chemin inverse : d’abord se mettre à genoux et demander à Dieu quelle est la parole qu’il veut faire résonner pour son peuple.
En effet, Dieu a sa parole pour chaque occasion et ne manque pas de la révéler à son ministre qui la lui demande humblement et avec insistance. Au début, ce ne sera qu’un petit mouvement du cœur, une lumière qui s’allume dans l’esprit, une parole de l’Écriture qui attire l’attention et éclaire une situation vécue. Apparemment, ce n’est qu’une petite graine, mais elle contient ce que les gens ont besoin d’entendre à ce moment-là.
Après cela, on peut s’asseoir à une table, ouvrir ses livres, consulter des notes, rassembler et organiser ses pensées, consulter les Pères de l’Église, les maîtres, parfois les poètes ; mais maintenant ce n’est plus la parole de Dieu qui est au service de votre culture, mais votre culture au service de la parole de Dieu C’est seulement ainsi que la Parole manifeste sa puissance intrinsèque.
L’œuvre du Saint-Esprit
Mais il faut ajouter une chose : toute l’attention portée à la seule parole de Dieu ne suffit pas. « La force d’en haut » doit descendre sur elle. Dans l’Eucharistie, l’action de l’Esprit Saint ne se limite pas seulement au moment de la consécration, à l’épiclèse qui est récitée avant elle. Sa présence est également indispensable pour la liturgie de la parole et, comme nous le verrons plus tard, aussi pour la communion.
L’Esprit Saint poursuit, dans l’Église, l’action du Ressuscité qui, après Pâques, « a ouvert l’esprit des disciples à la compréhension des Écritures » (cf. Lc 24, 45). L’Écriture, dit Dei Verbum du Concile Vatican II, « doit être lue et interprétée avec l’aide du même Esprit par lequel elle a été écrite ». Dans la liturgie de la parole, l’action de l’Esprit Saint s’exerce par l’onction spirituelle présente chez celui qui parle et qui écoute.
L’Esprit du Seigneur est sur moi;
pour cela il m’a consacré avec l’onction
et il m’a envoyé porter la bonne nouvelle aux pauvres » (Lc 4, 18).
Ainsi Jésus a indiqué où la parole annoncée puise sa force. Ce serait une erreur de se fier uniquement à l’onction sacramentelle que nous avons reçue une fois pour toutes dans l’ordination sacerdotale ou épiscopale.
Cela nous permet d’accomplir certaines actions sacrées, telles que gouverner, prêcher et administrer les sacrements. Cela nous donne, pour ainsi dire, l’autorisation de faire certaines choses, pas nécessairement quelque chose de cette autorité que les foules ont ressentie quand Jésus a parlé ; il assure la succession apostolique, pas nécessairement le succès apostolique !
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Mais si l’onction est donnée par la présence de l’Esprit et est son don, que pouvons-nous faire pour l’avoir ? Il faut d’abord partir d’une certitude : « Nous avons reçu l’onction du Saint », nous assure saint Jean (1 Jn 2, 20). C’est-à-dire que grâce au baptême et à la confirmation – et, pour certains, à l’ordination presbytérale ou épiscopale – nous avons déjà l’onction.
En effet, selon la doctrine catholique, elle a imprimé dans notre âme un caractère indélébile, comme une marque ou un sceau : « C’est Dieu lui-même – écrit l’Apôtre – qui nous a conféré l’onction, il nous a imprimé le sceau et nous a donné le dépôt de l’Esprit dans nos cœurs » (2 Co 1, 21-22).
Cette onction, cependant, est comme une pommade parfumée enfermée dans un pot : elle reste inerte et ne dégage aucun parfum si elle n’est pas cassée et le pot n’est pas ouvert. C’est ce qui arriva à la jarre d’albâtre brisée par la femme de l’Évangile, dont le parfum emplit toute la maison (Mc 14, 3). C’est là qu’intervient notre partie sur l’onction.
Cela ne dépend pas de nous, mais cela dépend de nous pour supprimer les obstacles qui empêchent son rayonnement. Il n’est pas difficile de comprendre ce que cela signifie pour nous de briser le vase d’albâtre. Le vase est notre humanité, notre moi, parfois notre intellectuel aride. Le briser signifie se mettre dans un état d’abandon à Dieu et de résistance au monde.
Heureusement pour nous, tout n’est pas confié à l’effort ascétique. Dans ce cas, la foi, la prière et l’humble imploration peuvent faire beaucoup. Par conséquent, demandez l’onction avant de vous lancer dans une prédication ou une action importante au service du Royaume.
Alors que nous nous préparons à la lecture de l’évangile et à l’homélie, la liturgie nous fait demander au Seigneur de purifier nos cœurs et nos lèvres afin de pouvoir annoncer dignement l’évangile. Pourquoi ne pas dire parfois (ou du moins penser en vous-même) : « Oins mon cœur et mon esprit, Dieu tout-puissant, afin que je proclame ta parole avec la douceur et la puissance de l’Esprit » ?
L’onction n’est pas seulement nécessaire pour que les prédicateurs proclament efficacement la parole, elle est également nécessaire pour que les auditeurs l’accueillent. L’évangéliste Jean écrit à sa communauté : «Vous avez reçu l’onction du Saint, et vous avez tous la connaissance… L’onction que vous avez reçue de lui demeure en vous et vous n’avez besoin de personne pour vous instruire » (1 Jn 2, 20.27).
Non pas que toute formation externe soit inutile, mais elle seule est de peu d’utilité. « C’est le maître intérieur – commente saint Augustin – qui instruit vraiment ; c’est le Christ avec son inspiration qui enseigne. Quand son onction manque, les paroles extérieures ne font qu’un bruit inutile ».
Nous espérons qu’aujourd’hui encore le Christ nous a instruits de son inspiration intérieure et que mes paroles n’ont pas été « un bruit inutile ».
1. Thomas d’Aquin, S.Th., III, q.60, a. 2.2.
2. Augustin, Sermon 112 (PL 38, 643).
3.Paolo VI, Mysterium fidei (AAS 57, 1965, p. 753 ff).
4. Justin, I’Apologie, 67, 3-4
5. Dei Verbum, 12.
6. Augustin, Commentaire de la première lettre de Jean, 3, 13.