LES ANNONCES DE LA PASSION
C’est le vieillard Siméon qui a été le premier annonciateur de la Passion au cours de la vie du Maître. A la salutation de l’Ange : Je vous salue, pleine de grâce, il a ajouté, ange lui-même désigné d’en haut : Je vous salue, ô pleine de douleur. Il ne pouvait entendre en esprit que la même réponse : Qu’il me soit fait selon votre parole.
Depuis ce temps, le glaive plane.
Il est probable que rarement, même par allusion, Nazareth a été troublé par le présage. Marie « conservait toutes ces choses dans son cœur »; Jésus aussi, sans doute. C’était entre eux un puissant secret. Il s’agissait de se préparer à l’événement, non de le devancer en imagination ou en paroles. « N’y a-t-il pas douze heures dans le jour? » dira plus tard le Sauveur (Jean, xi, 7) : à chacune de ces heures sa tâche, et aussi sa pensée, cette tâche de l’esprit.
Si quelque idée de l’avenir doit pourtant régner dans le présent pour y apporter sa lumière, les faits se chargent de la fournir. La persécution d’Hérode à grand’peine évitée, l’amorce d’action publique de Jésus à l’âge de douze, ans — amorce déjà dangereuse, son de cloche qui fait prévoir de moins pacifiques engagements — et, plus avant, si l’on tient compte des débuts de la vie prêcheresse, l’épisode de l’escarpement de Nazareth, ne seraient-ce point là des rappels éloquents ?
Au surplus, s’agissant d’une fille de David et d’une fervente de la Loi, on ne peut oublier ce qui est écrit du Christ dans le Saint Livre, ce que Marie y décèle chaque jour, même dans les coins obscurs de la mystérieuse Thora, où tout est « figure ». Quel coup dans le cœur, quand Isaïe, Jérémie, David même, l’Ancêtre inspiré, tous les témoins anticipés du Calvaire, lancent leurs traits vibrants !
« Ils ont percé mes mains et mes pieds; on compterait tous mes os », — « II a porté nos souffrances et il s’est chargé de nos douleurs. Nous l’avons considéré comme puni, frappé de Dieu et humilié » (Isaïe, lui, 4). C’est bien de son Fils qu’il est ainsi parlé. L’Ancêtre ajoute — y songe-t-elle en regardant les premiers disciples autour de son Prêcheur — : « Celui-là même qui était mon ami, qui avait ma confiance et qui mangeait mon pain a levé le talon contre moi » (PS. XI, 10).
Ah ! certes, jamais ces aspects de douleur ne se présentent isolés; il y a à côté les consolations et les gloires. « Assieds-toi à ma droite, jusqu’à ce que je fasse de tes ennemis l’escabeau de tes pieds » (Ps. CIX, I). « Je lui donnerai en partage la multitude des nations. Il distribuera la dépouille des forts » (Isaïe, lui, 12). Oui; mais c’est « parce qu’il a livré son âme à la mort et qu’il a été mis au nombre des scélérats » (Ibid.). Quelles bouleversantes perspectives !
Dans toute la gentilité, Marie peut le savoir, il est question d’une Vierge-Mère victorieuse du mal figuré par le serpent : ce ne sera pas sans lutte, et le terrain de la lutte est précisément celui de la maternité. C’est dans son Fils qu’on atteint la Mère.
Quand la vie ardente de Jésus est engagée à fond, les présages se précipitent et éclatent en événements ou en paroles menaçantes. Jésus évoque « son heure », qui est aussi celle de Marie; il doit boire un « calice » que goûteront avec lui les lèvres très pures; il sera baptisé d’un sanglant « baptême » où se plonge, dès qu’il rougeoie, le cœur virginal.
Les menées des Pharisiens, les accusations, les rumeurs, peut-être — déjà — l’attitude de Judas, qui ne peut manquer de refléter dans le groupe l’attitude du dehors, rien de tout cela ne peut échapper à une vigilance avertie, à un amour que l’avenir oppresse.
Le jour vient où le secret, jusque-là plus ou moins couvert, ne peut plus être préservé. Les disciples doivent être prévenus afin de se tenir prêts. Jésus parle. « Il faut que le Fils de l’Homme souffre beaucoup, et qu’il soit rejeté par les anciens, les grands prêtres et les scribes, et qu’il soit mis à mort, et qu’il ressuscite le troisième jour. »
La gloire est en vue pour finir, toujours ; sans cela, ce serait la désespérance ; mais les eaux du déluge sont-elles taries par une vision anticipée de la colombe? Quand les Douze entendaient ces choses, ils en étaient « extrêmement attristés » (Matth., XVIII, 22), ou « ils ne comprenaient pas » (Marc, ix, 32). Marie, qui comprend, doit être affligée plus que tous les fidèles ensemble, car elle cumule les peines, pour mériter de thésauriser un jour les grandeurs.
La dernière annonce de la Passion est si claire, à tel point circonstanciée, qu’il faut des prodiges d’aveuglement pour échapper à sa hantise. Lors de sa dernière montée à Jérusalem, Jésus, marchant en tête, sent les siens troublés derrière lui et pénétrés de peur, mais l’âme toujours vague. Il a pitié de leur état; il se retourne, les assemble et se met à leur dire — une fois de plus — ce qui doit lui arriver.
« Voici que nous montons à Jérusalem. Et le Fils de l’Homme sera livré aux princes des prêtres et aux scribes. Et ils le condamneront à mort et le livreront aux Gentils. Et (ceux-ci) se moqueront de lui, et cracheront sur lui, et le flagelleront, et le feront mourir. Mais, après trois jours, il ressuscitera. »
Voilà le drame au complet. Rien d’essentiel n’y manque. Il ne pénètre pas, en dépit de l’insistance et des précisions, dans la cervelle obstruée des Douze, toute pleine d’images d’un Messie bien différent, glorieux politiquement et vainqueur des Gentils, loin d’être leur victime. Mais Marie n’a point de part à ces illusions. Elle comprend tout; elle dépasse la portée des paroles, au lieu de la méconnaître.
A elle, Jésus s’en explique-t-il davantage encore? Peut-être; on soupçonne cependant qu’il n’y songe point. L’action est tout pour lui; les confidences sont inutiles, à qui lui est uni au point de tout accepter, fût-ce de ne point savoir, quand le silence est meilleur.
Oh ! le silence, comme il est grand entre Jésus et Marie, et qu’il inclut de mystérieuses choses ! Ce qui a été dit aux Douze était grand par rapport à eux, trop grand même, puisqu’ils ne le comprennent pas; mais pour la Vierge, cela, ou autre chose, ou quoi que ce soit serait toujours petit.
Sa pensée et son cœur débordent le discours possible autant que le discours proféré. Toute parole ou tout épisode n’est pour elle qu’un rappel. Les javelines lui arrivent de toutes parts en attendant la plongée du glaive; mais le glaive, en esprit, est toujours là.
Toute la vie de Jésus et de sa Mère n’a été, d’un pas égal, qu’une avancée dans la direction et puis sur la montée du Calvaire. C’est une marche à la croix. Jésus, qui va changer là notre eau en vin, ne le fait, comme à Cana, qu’en union avec la Vierge. Lui qui a attendu son oui pour venir sur la terre, l’attend aussi pour en partir.
Voici que l’heure vient; on mesure ses approches; elle frappe, pour avertir, ses coups espacés. Dans le cœur maternel, le glas qui retentit, élargissant ses ondes, essaie en vain d’y noyer la sérénité. te Il ressuscitera le troisième jour » ; « Il va mourir » : laquelle de ces deux annonces est la plus puissante? N’importe, car une grâce suréminente les domine toutes les deux.
Il en est du pauvre cœur comme du timbre électrique attiré vers des pôles contraires : il bat ! il bat ! mais il est soumis et il adore. Ne lui demandons pas de manifester cette hâte de souffrir qui envahit par instants le Fils de l’Homme; son Fils à elle, c’est assez qu’elle le donne; n’allons pas exiger une impatience inhumaine. La généreuse ardeur de Jésus répond à son rôle ; elle y répond par une acceptation sans réserve.
Ô Rose mystique, blanche, rouge, or, au gré de tes mystères, enseigne-nous la dure loi des germinations. Que nous ne demandions plus d’être épargnés, alors que Dieu travaille. Notre passion, ses préludes douloureux, qu’importe, au regard de ce qui succède pour nous tous ? La rose s’impose en son entier. On ne peut dire du mal des épines, quand elles brillent, vertes de sève, dans l’aubépine en fleur.
P. Sertillanges