Parmi toute cette provision de formules, dont l’Église prend soin de munir ses chrétiens pour les aider dans leurs prières, s’il en est une qui a servi beaucoup plus que les autres, c’est le « Je vous salue, Marie ».
Il y a aussi le « Notre Père » et les deux prières sont si bien ajustées l’une à l’autre, qu’on les fait toujours aller ensemble.
Le « Notre Père » est une prière plus haute-plus noble, plus grande, et reste la plus belle de toutes les prières. Il n’y a même pas de com¬paraison à faire. Mais c’est aussi une prière tellement plus exigeante qu’il y faudrait l’âme même de Jésus-Christ pour la dire comme il faut. Nous y voilà, en effet, face à face avec Dieu, du premier coup, Dieu avec son ciel, sa gloire, sa volonté, son nom, et il est bien difficile d’en n’être pas intimidé. Souvent aussi nous avons tellement honte, il nous faudrait pour nous y trou¬ver à l’aise un cœur pur et une âme droite, et cette bonne volonté dont nous ne sommes pas toujours très sûrs.
Le « Je vous salue, Marie » lui, est une prière sans condition :
• c’est la prière des enfants sur lesquels on ne peut pas trop compter,
• c’est la prière du pauvre qui sait bien qu’il n’a rien à donner,
• c’est la prière du pécheur qui ne sait pas trop à qui s’adresser,
• c’est la prière de la joie parce qu’elle est facile et simple,
• c’est la prière aussi de la souffrance et de la peine parce qu’on parle à la mère qui con¬sole et apaise, et cette mère-là a tant supporté et tant souffert.
On trouve le « Je vous salue, Marie » sur les lèvres de l’enfant qui prie. Mais c’est aussi la prière qu’il faut faire à l’heure de notre mort. Rien d’étonnant que ce soit la prière qui ait le plus servi.
C’est sans doute à tant servir que ces mots de prières, à la longue, semblent s’être usés, si bien qu’on en vient à les dire machinalement, par habitude, à plein chapelet, sans même plus comprendre ce qu’ils signifient. Il faut donc, de temps en temps, reprendre un à un chacun de ces mots pour les nettoyer de toutes ces habitudes, de ces accoutumances et de ces routines, afin d’y redécouvrir, émerveillé, ce sons unique et imprévu, qui en fait de si belles prières.
Nous n’avons pas d’autre but, ni d’autre plan dans notre méditation, que de nous laisser guider par ces mots mille fois récités, essayant d’y retrouver ces trésors de lumière que chacun d’eux peut évoquer. Nous nous efforcerons de les redire avec cette même fraîcheur et cette même nouveauté qu’ont voulu y mettre ceux qui les ont su découvrir. Nous essaierons d’écouter com¬ment ils les disaient, ceux qui les ont prononcés pour la première fois.
En effet, ce qu’il faut remarquer d’abord, c’est que le « Je vous salue, Marie » se présente à nous comme une prière toute spéciale. Elle n’a pas jailli d’un seul trait de l’âme de quelque grand saint, ou, comme le « Notre Père », du cœur du Christ lui-même, et à la façon d’une formule faite exprès pour prier. Cette prière-là, au contraire, est composée de plusieurs phrases prononcées en différentes circonstances. C’est la piété des chrétiens qui les a rassemblées au cours des siècles, pour en faire une seule prière.
Les premières phrases sont tirées de l’Évangile de Luc. Mais ces phrases n’étaient pas destinées tout d’abord à prier, mais à causer comme on cause avec quelqu’un, et elles donnent ainsi à tout le début de la prière ce ton de familiarité touchante que nous n’aurions pas osé prendre tout seul avec la Vierge :
« Je vous salue, Marie, pleine de Grâce… » Ensuite ce sont les paroles d’Élisabeth que nous répétons, cette vieille cousine toute bouleversée, qui, la première, fut avertie de la prodigieuse aventure et de l’énorme gloire : « Bénie entre toutes les femmes, Béni surtout le fruit de vos entrailles. »
C’est à cet endroit de la prière que nous avons placé le nom de « Jésus »; il n’est pas dans l’Évangile, mais nous le trouvons là bien à sa place; juste au milieu de la prière, parce que c’est ce mot-là qui est le centre, parce que c’est lui qui explique tout et rend tout vraisemblable.
C’est Jésus qui est la raison d’être de cette gloire que l’Ange a proclamée au nom du ciel, et la vieille femme au nom de toutes les femmes.
C’est Jésus aussi qui justifie et explique la suite; cette confiance simple et totale que les hommes auront désormais pour Marie, parce qu’elle est la mère de Dieu.
« Sainte Marie, Mère de Dieu, priez pour nous pauvres pécheurs ».
Cette deuxième partie de l’Ave que nous abordons avec ces paroles, a été composée beaucoup plus tard : on la trouve fixée, à peu près dans sa forme actuelle, vers XIVe siècle. On n’en connaît pas l’auteur. Elle s’est formée au gré des circonstances, si bien qu’on peut la dire comme issue de l’âme même du peuple chrétien. C’est « l’appel au secours » des hommes vers celle qu’ils savent à la fois toute puissante et toute bonne. Tout y est dit en mots pressants mais simples, avec une assurance tranquille, où l’on sent la longue expérience des chrétiens; expérience de prières toujours exaucée, de confiance jamais trompée. Ceux-là qui pouvaient parler ainsi à Marie en savaient déjà bien long sur le cœur de la Vierge, et sur son amour pour les pauvres hommes ses enfants.
Le « Je vous salue, Marie » s’articule donc ainsi en ce double mouvement qui est comme un rythme vivant : mouvement d’admiration et de louange, puis de supplication et de confiance; regard vers le ciel et regard vers nous; gloire et demande. On y retrouve ce balancement qui est l’âme de la marche ou de la danse, l’élan et la détente. C’est comme le battement de notre cœur, le souffle qui soulève et presse notre poitrine. C’est comme un battement d’aile ou la pulsation de la vie.
Est-ce peut-être parce que cette prière s’ajuste si parfaitement à notre âme, qu’elle nous est devenue familière et facile, et qu’on la dit sans presqu’y penser?
comme on respire,
comme on vit,
ou comme on prie,
ou comme on aime…
G. Brossard