MOIS DE SAINT JOSEPH – XXVIIe JOUR
Humilité de saint Joseph.
SAINT FRANÇOIS DE SALES
« Il se fait une juste ressemblance et conformité entre saint Joseph et la palme [palmier] en leur vertu ; vertu qui n’est autre que la très sainte humilité : car encore que la palme soit le prince des arbres, elle est néanmoins le plus humble; ce qu’elle témoigne en ce qu’elle cache ses fleurs au printemps, où tous les autres arbres les font voir, et ne les laisse paraître qu’au gros des chaleurs.
La palme tient ses fleurs resserrées dedans des bourses qui sont faites en forme de gaines ou étuis, qui nous représentent très-bien la différence des âmes qui tendent à la perfection d’avec les autres, la différence des justes d’avec ceux qui vivent selon le monde.
Car les mondains et les hommes terrestres qui vivent selon les lois de le terre, dès qu’ils ont quelque bonne pensée ou quelque cogitation qui leur semble être digne d’être estimée, ou s’ils ont quelque vertu, ils ne sont jamais en repos jusqu’à tant qu’ils l’aient manifestée et fait connaître à tous ceux qu’ils rencontrent; en quoi ils courent le même risque que les arbres qui sont prompts au printemps de jeter leurs fleurs, comme sont les amandiers; car si d’aventure la gelée les surprend, ils périssent et ne portent point de fruit.
Ces hommes mondains, qui sont si légers à faire épanouir leurs fleurs au printemps de cette vie mortelle par un esprit d’orgueil et d’ambition, courent toujours fortune d’être pris par la gelée qui leur fait perdre les fruits de leurs actions.
Au contraire, les justes tiennent toujours toutes leurs fleurs resserrées dans l’étui de la très sainte humilité, et ne les font point paraître tant qu’ils peuvent, jusqu’aux grosses chaleurs, lorsque Dieu, ce divin Soleil de justice, viendra à réchauffer puissamment leur cœur en la vie éternelle, où ils porteront à jamais le doux fruit de la félicité et de l’immortalité.
La palme ne laisse point voir ses fleurs jusqu’à tant que l’ardeur véhémente du soleil vienne à faire fendre ses gaines, étuis ou bourses, dans lesquelles elles sont encloses ; après quoi soudain elle fait voir son fruit : de même en fait l’Âme juste ; car elle tient cachées ses fleurs, c’est-à-dire ses vertus, sous le voile de la très-sainte humilité, jusqu’à la mort, en laquelle Notre-Seigneur les fait éclore, et les laisse paraître au dehors, d’autant que les fruits ne doivent pas tarder à paraître.
Ô combien ce grand saint dont nous parlons fut fidèle en ceci ! il ne se peut dire selon sa perfection ; car, nonobstant ce qu’il était, en quelle pauvreté et en quelle abjection ne vécut-il pas tout le temps de sa vie ! pauvreté et abjection sous laquelle il tenait cachées et couvertes ses grandes vertus et dignités.
Mais quelles dignités, mon Dieu ! être gouverneur de Notre-Seigneur ! et non seulement cela, mais être encore son père putatif I mais être époux de sa très-sainte Mère ! O vraiment, je ne doute nullement que les anges, ravis d’admiration, ne vinssent troupes à troupes le considérer et admirer son humilité, lorsqu’il tenait ce cher enfant dans sa pauvre boutique, où il travaillait de son métier pour nourrir et le fils et la mère qui lui étaient commis.
Il n’y a point de doute, mes chères sœurs, que saint Joseph ne fût plus vaillant que David, et n’eût plus de sagesse que Salomon ; néanmoins le voyant réduit en l’exercice de la charpenterie, qui eût pu juger cela, s’il n’eût été éclairé de la lumière céleste, tant il tenait resserrés tous les dons signalés dont Dieu l’avait gratifié; mais quelle sagesse n’avait-il pas, puisque Dieu lui donnait en charge son Fils très-glorieux, et qu’il était choisi pour être son gouverneur ?
Si les princes de la terre ont tant de soin (comme étant une chose très importante) de donner un gouverneur qui soit des plus capables à leurs enfants, puisque Dieu pouvait faire que le gouverneur de son Fils fût le plus accompli homme du monde en toutes sortes de perfections, selon la dignité et excellence de la chose gouvernée, qui était son Fils très-glorieux, Prince universel du ciel et de la terre, comment se pourrait-il faire que l’ayant pu, il ne l’ait voulu et ne l’ait fait ?
Il n’y a donc nul doute que saint Joseph n’ait été doué de toutes les grâces et de tous les dons que méritait la charge que le Père éternel lui voulait donner de l’économie temporelle et domestique de Notre-Seigneur, et de la conduite de sa famille, qui n’était composée que de trois, qui nous représentent le mystère de la très-sainte et très adorable Trinité ; non qu’il y ait de la comparaison, sinon en ce qui regarde Notre-Seigneur, qui est l’une des personnes de la très-sainte Trinité.
Car quant aux autres, ce sont des créatures ; mais pourtant nous pouvons dire ainsi, que c’est une Trinité en terre, qui représente en quelque façon la très-sainte Trinité : Marie, Jésus et Joseph; Joseph, Jésus et Marie; Trinité merveilleusement recommandable et digne d’être honorée.
Vous entendes donc combien la dignité de saint Joseph était relevée, et comme il était rempli de toutes sortes de vertus : néanmoins vous voyez d’ailleurs combien il était rabaissé et humilié plus qu’il ne se peut dire ni imaginer.
Ce seul exemple suffit pour le bien entendre. Il s’en va en son pays et en sa ville de Bethléem, et nul n’est rejeté de tous les logis que lui (au moins que l’on sache) : si qu’il fut contraint de se retirer et conduire sa chaste épouse dans une étable, parmi les bœufs et les ânes.
Oh ! en quelle extrémité était réduite son abjection et son humilité I Son humilité fut la cause (ainsi que l’explique saint Bernard) qu’il voulut quitter Notre-Dame quand il la vil enceinte; car saint Bernard dit qu’il fit ce discours en soi-même : Et qu’est-ceci ? Je sais qu’elle est vierge; car nous avons fait un vœu par ensemble de garder notre virginité et pureté , à quoi elle ne voudrait aucunement manquer ; d’ailleurs je vois qu’elle est enceinte et qu’elle est mère : comment se peut faire que la maternité se trouve en la virginité, et que la virginité n’empêche point la maternité?
O Dieu ! (dit-il en soi- même), ne serait-ce point peut-être celle glorieuse Vierge dont les prophètes assurent qu’elle concevra et sera mère du Messie? Oh ! si cela est, à Dieu ne plaise que je demeure avec elle, moi qui en suis si indigne ! Mieux vaut que je l’abandonne secrètement à cause de mon indignité, et que je n’habite point davantage en sa compagnie.
Sentiment d’une humilité admirable, et laquelle fit écrier saint Pierre, dans la nacelle où il était avec Notre- Seigneur, lorsqu’il vit sa toute-puissance manifestée en la grande prise qu’il fit des poissons, au seul commandement qu’il leur avait fait de jeter les filets dans la mer : O Seigneur ! (dit-il tout transporté d’un semblable sentiment d’humilité que saint Joseph), retire-toi de moi, car je suis un homme pécheur (Luc, V, 3), et partant ne suis pas digne d’être avec toi!
Je sais bien, voulait-il dire, que si je me jette en la mer je périrai; mais toi, qui es tout-puissant, marcheras sur les eaux sans danger : c’est pourquoi je te supplie de te retirer de moi, et non pas que je me retire de toi.
Mais si saint Joseph était soigneux de tenir resserrées ses vertus sous l’abri de la très-sainte humilité, il avait un soin très-particulier de cacher la précieuse perle de sa virginité : c’est pourquoi il consentit d’être marié, afin que personne ne pût le connaître, et que dessous le saint voile du mariage il pût vivre plus à couvert.
Sur quoi les vierges et celles ou ceux qui veulent vivre chastement sont enseignés qu’il ne leur suffit pas d’être vierges, s’ils ne sont humbles et s’ils ne resserrent leur pureté dans la boîte précieuse de l’humilité ; car autrement il leur arrivera tout ainsi qu’aux folles vierges, lesquelles, faute d’humilité et de charité miséricordieuse, furent rechassées des noces de l’Époux.
Eet partant elles furent contraintes d’aller aux noces du monde, où l’on n’observe pas le conseil de l’Époux céleste, qui dit qu’il faut être humble pour entrer aux noces, je veux dire qu’il faut pratiquer l’humilité : car, dit-il, allant aux noces, ou étant invité aux noces, prenez la dernière place ((Luc XIV, 8 et 10).
En quoi nous voyons combien l’humilité est nécessaire pour la conservation de la virginité , puisque indubitablement aucun ne sera du céleste banquet et du festin nuptial que Dieu prépare aux vierges en la céleste demeure, sinon en tant qu’il sera accompagné de celte vertu.
L’on ne tient pas les choses précieuses, surtout les onguents odoriférants, en l’air; car, outre que ces odeurs viendraient à s’exhaler, les mouches les gâteraient, et feraient perdre leur prix et leur valeur.
De même les âmes justes, craignant de perdre le prix et la valeur de leurs bonnes œuvres, les resserrent ordinairement dans une boite, mais non dans une boite commune, non plus que les onguents précieux, ainsi dans une boîte d’albâtre (telle que celle que sainte Madeleine répandit ou vida sur le chef [tête] sacré de Notre- Seigneur, lorsqu’il la rétablit en la virginité non essentielle, mais réparée, laquelle est quelquefois plus excellente, étant acquise et rétablie par la pénitence, que non pas celle qui, n’ayant point reçu de tare, est accompagnée de moins d’humilité).
Cette boite d’albâtre est donc l’humilité, dans laquelle nous devons, à l’imitation de Notre-Dame et de saint Joseph, resserrer nos vertus et tout ce qui nous peut faire estimer des hommes, nous contentant de plaire à Dieu, et demeurant sous le voile sacré, de l’abjection de nous-mêmes, attendant, (ainsi que nous avons dit), que Dieu, venant pour nous retirer au lieu de sûreté, qui est la gloire, fasse lui- même paraître nos vertus pour son honneur et gloire.
Mais quelle plus parfaite humilité se peut imaginer que celle de saint Joseph (je laisse à part celle de Notre-Dame; car nous avons déjà dit que saint Joseph recevait un grand accroissement en toutes les vertus par forme de réverbération que celles de la très-sainte Vierge faisaient en lui)?
Il a une très grande part en ce trésor divin qu’il avait chez lui, qui est Notre-Seigneur et notre Maître; et cependant il se tient si rabaissé et humilié, qu’il ne semble point qu’il y ait de part; et toutefois il lui appartient plus qu’à nul autre, après la très-sainte Vierge; et nul n’en peut douter, puisqu’il était de sa famille, et le fils de son épouse qui lui appartenait.
(Saint François de Sales, des Vertus de saint Joseph, entretien XIX)