TRIDUUM POUR JEANNE D’ARC I

TRIDUUM POUR JEANNE D’ARC : TROIS VICTOIRES DE LA FOI – I. LA RÉSISTANCE DES BÉATITUDES

“L’itinéraire spirituel de Jeanne d’Arc résonne avec celui de la Vierge Marie” (Mgr Crépy à Orléans le 14 mai 2017). Fervente chrétienne, Jeanne d’Arc avait une dévotion toute particulière pour la Vierge Marie. La Sainte nous est ici proposée comme modèle et protectrice. En ces temps troublés, prendre Jeanne d’Arc pour idéal et patronne dans notre dévotion à la Très Sainte Vierge est une grâce spéciale, un recours providentiel et une force extraordinaire en ce mois de Mai qui lui est traditionnellement consacré. Jeanne a été canonisée le 15 mai 1920.

Jeanne d'Arc -Lettrine historiée - Archives nationales (France) - AE-II-2490
Jeanne d’Arc -Lettrine historiée – Archives nationales (France) – AE-II-2490

Le 7 novembre 1455 à Notre-Dame de Paris, les commissaires pon­tificaux, accompagnés du dominicain Jean Bréhal grand inquisiteur, pren­nent place à l’entrée de la grande nef. On voit alors s’avancer une vieille paysanne, une lorraine, soutenue par ses deux fils. Elle est entourée de simples gens et escortée des habitants d’Orléans.

Elle se prosterne «avec de grands soupirs et gémissements», nous dit le chroniqueur, puis, en «une plainte et lamentation», elle tend aux commissaires la lettre du pape. L’un des assistants la lit à sa place. L’annonce de cette audience a attiré dans la cathédrale une foule qui grossit à chaque instant.

Et les plaintes de cette vieille femme sont bientôt reprises par ce peuple en un tel écho qu’il rem­plit toute la nef. Les plaintes deviennent bientôt si fortes et si violentes que les prélats doivent en hâte se réfugier dans la sacristie pour se soustraire à la foule. Ils entraînent avec eux la paysanne et ses conseillers.

Ce jour-là s’ouvre un procès qui ne devait plus cesser : celui de Jeanne d’Arc. La mère de Jeanne, Isabelle Romée se présentait à mains nues devant les plus hautes autorités de France pour qu’on révise le procès de sa fille Jeanne d’Arc.

Au moment où Isabelle Romée entre dans Notre-Dame de Paris, les inquisiteurs ont changé. Vingt-cinq ans auparavant Jeanne d’Arc s’était présentée â mains nues devant les Juges de Rouen. On a dressé la liste de ceux qui ont participé à son procès de condamnation.

Je connais peu de lectures plus fascinantes que ces fiches d’identité : Évêques, maîtres en théologie, universitaires, abbés bénédictins, dominicains, chanoines de Rouen, bacheliers, greffiers ou notaires, ils furent 126 pour condamner l’innocence. Et le procès dure encore. L’entendez-vous ?

L’écho de Notre-Dame de Paris est le même que celui qui monte du chœur des femmes qui tournent sur la place de Mai à Buenos-Aires en réclamant justice pour leurs enfants disparus ; c’est le même qui s’élève aujourd’hui des prisons et des églises de Varsovie : l’innocence reste toujours aussi désarmée devant les politiques.

Et cependant Jeanne d’Arc est là pour nous dire que c’est l’innocence qui triomphe. Oui, entendez-la cette plainte qui s’élève de la foule de Notre-Dame : devant elle, les responsables se réfugient dans une sacristie… Mais l’écho de Notre-Dame a traversé les siècles.

C’est cet écho que je voudrais écouter avec vous. C’est celui des trois victoires de la foi sur la politique, celui des trois victoires de Jeanne d’Arc :

La première fut la victoire militaire, là où les plus prestigieux chefs d’armée, là où les hommes de guerre rompus aux exploits renoncent en déclarant les choses impossibles, Jeanne gagne les batailles, mais elle le fait au nom des Béatitudes. On n’avait jamais vu cela en France.

La deuxième victoire est celle d’une force encore plus haute : c’est celle de la foi en face de la torture.

La troisième est celle de la confiance, du silence et de la ténacité dans l’espérance. Pen­dant quatre ans : elle tiendra bon dans le silence. Si les deux premières vic­toires nous dépassent tous, la dernière nous est proposée à chacun de nous comme elle le fut à une enfant de treize à dix-sept ans.

CINQ PROCÈS

Les historiens ont lu l’existence de Jeanne à travers ses deux procès : la Condamnation et la Réhabilitation. Mais ce n’est pas deux, ni même trois, mais je dis bien cinq procès que Jeanne eut à subir.

Le premier procès fut celui de la confiance – depuis les gifles par lesquelles Robert de Baudricourt l’accueille à Vaucouleurs où elle doit se soumettre à un exorcisme, déjà, jusqu’aux six semaines d’interrogatoire ecclésiastique, déjà aussi, à Chinon et à Poitiers. Le deuxième procès fut celui de Rouen.

Il dure non plus six semaines mais cinq mois. Le troisième, celui de la Réhabilitation, dura sept ans. Le quatrième fut celui de la canonisation : il a duré cinquante et un ans. Enfin, celui de la diffa­mation ou plutôt celui de la mauvaise conscience : il dure encore.

Jeanne a dérangé tout le monde. Une femme, une enfant, une mystique : elle contredit tous les axiomes de la vérité de l’histoire, elle dérange tous ceux, à commencer par le roi, qui, au fond, auraient souhaité perdre, mais perdre «en règle». Inévitable cependant : elle est un fait. Avant Jeanne, il n’y avait pas de nation française. «Elle aura redonné la confiance», dira le général de Gaulle.

Comment ne serait-elle pas irritante puisqu’elle est irrécupérable et irréductible ? Elle heurte de front la sagesse des sages. Comment ne pas penser aux conclusions de Voltaire ou d’Anatole France : qui la traitent de «misérable idiote» ou de «pauvre hallucinée». Elle ne les avait pas at­tendus pour s’entendre traiter de «ribaude» ou de «putain».

L’entendez-vous l’écho de la foule de Notre-Dame de Paris lorsque le peuple réuni dans la Cathédrale reprend la supplication d’une vieille femme pour qu’on rende justice à sa fille ving-cinq ans après qu’on l’ait brûlée ? Mais, j’y pense, comment l’entendriez-vous ? Bien des universi­taires d’aujourd’hui sont aussi aveugles que ceux qui ont condamné Jeanne.

Et il y a plus grave encore lorsqu’on constate qu’à l’heure actuelle, du procès de condamnation, l’un des plus beaux textes de notre langue, ne’ figure aucun extrait dans aucun des morceaux choisis de littérature présentés aux écoliers de notre pays. Nous croyons connaître Jeanne d’Arc. Je croyais la connaître.

Or nous la connaissons, la plupart d’entre nous, bien mal, alors que nous avons aujourd’hui la merveilleuse chance des travaux et des livres de Régine Pernoud. Oui,  mieux connaître Jeanne pour aller plus haut, à l’essentiel : au procès que les Béatitudes, l’innocence et l’enfance susciteront toujours lorsqu’elles empêchent la lâcheté d’avoir le dernier mot en chacun de nous.

Si Jeanne déconcerte, si Jeanne dérange, si Jeanne irrite, si elle est insupportable c’est par ses victoires et c’est parce que ce sont des victoires de la douceur, de la vulnérabilité, de l’espérance, de la vérité, de la résistance de la vérité qui se montrent plus fortes et plus efficaces que le mensonge, l’abandon ou l’esprit de manœuvre lorsque ceux-ci deviennent le risque de toute poli­tique.

Ne nous étonnons pas que certains aient du mal à comprendre Jeanne d’Arc alors que les peuples sont si spontanément accordés à son mystère. Aujourd’hui plus que jamais, on interroge Jeanne. Et ceci pour une raison très simple : Jeanne d’Arc est sans doute une des images les plus pures et les plus profondes de toute libération.

Oui, une fois dans le monde l’enfance a ainsi comparu devant un tribunal régulier, et ce tribunal a été un tribunal de gens d’Église. Et non pas un tribunal pour rire. Et l’innocence et les Béatitudes ont triomphé.

UN ENJEU IMMENSE

Pour comprendre la portée religieuse de son destin et de sa première victoire : la victoire militaire, en cette période si brève, de quelques mois où, chef de guerre, elle remporte des batailles «à la Napoléon», il faut voir l’enjeu de cette victoire. Il est immense pour tout l’Occident et pour toute l’Église.

Lorsque, le 14 août 1415, les forces anglaises reprennent pied en Ar­tois, lorsqu’au cours de l’été les alliances sont renouées qui bradent le royaume, lorsqu’enfin le pâle soleil d’octobre éclaire près d’Azincourt les restes sanglants de la chevalerie armagnac, les anglais avaient le droit de croire qu’ils touchaient au but. L’union des deux Royaumes était faite sous l’autorité exclusive des princes anglais.

Mais pourquoi pas, après tout, diriez-vous aujourd’hui ? La réponse est simple. Solidement campé dans ce Double Royaume unifié par le men­songe, un clan politique aurait étroitement tenu en lisière l’Empereur Ger­manique et ses turbulents Princes Électeurs et dicté leur volonté à tout le reste de l’Europe.

Quant au Pape, le Concile de Bâle, qui se déroulait alors, nous montre comment ils eussent été prêts à couvrir le Pape d’honneurs et de biens, pourvu qu’il veuille écouter sagement le pseudo-Concile, c’est-à-dire ce petit groupe de princes, d’évêques et d’universitaires, et qu’il s’ap­plique à vivre comme une sorte de Grand aumônier, de Chapelain, dévot et assidu de Sa Majesté d’Angleterre.

Savez-vous que l’Évêque Cauchon a fait hâter le procès de Jeanne pour pouvoir rejoindre plus vite le Concile afin de le manipuler. Oui, s’il n’y avait pas eu Jeanne d’Arc, s’il n’y avait eu ni Orléans, ni Patay, ni Reims, c’était fini. L’évangile était confisqué par le pouvoir temporel.

Une femme, une mystique, un personnage providentiel : il y a tout ce qu’il faut pour déranger tout le monde.

Quelques chiffres suffisent. Treize ans et demi : le début de l’appel. Dix-sept ans : la rencontre avec le roi pour le convaincre. Douze mois de bataille, douze mois de prison. Elle achève son ouvrage alors que nous venons à peine de commencer le nôtre. Elle meurt, elle n’a pas vingt ans.

VICTOIRE DE LA TENDRESSE

Alors regardons la première victoire qui a rendu Jeanne attachante aux petits et insupportable aux orgueilleux.

Nous pouvons la comprendre. Elle est militaire et beaucoup plus que militaire. Victoire du génie, mais victoire de la douceur. La délivrance d’Orléans, la campagne de la Loire, La Marche vers le Sacre, Patay, un 18 juin qui allait définitivement effacer Azincourt : les plus experts sont dépassés par son génie…

Une fille de dix-sept ans plus habile dans la préparation de l’artillerie qu’un capitaine. Thibaud, le bailli de Chartres, résume : «le Capitaine le plus avisé du monde». Et un ennemi, le bourguignon Monstrelet avouera : «cette vaillance passe nature de femme». Tous s’émerveillent.

Mais si je m’émerveille avec eux, c’est qu’au-delà des succès militaires, chose incroyable, leçon suprême pour chacun de nous dans le quotidien de nos pauvres petites batailles, c’est qu’au milieu des combats, Jeanne éprouve l’efficacité des Béatitudes évangéliques, la béatitude des pacifiques, la béatitude des justes et la béatitude des doux.

Les lettres de Jeanne aux Anglais sont des appels bouleversants pour que ne coule pas inutilement le sang des hommes. Elle amène sa troupe de soldatesques (où l’on trouve des Gilles de Rais) à se mettre en route, en commençant par chanter le Veni Creator. Elle obtient de compagnons aussi rudes que La Hire qu’ils aillent se confesser.

Elle arrête son cheval en plein combat afin de soutenir la tête d’un prisonnier anglais mourant et de le «consoler de tout son pouvoir». En pleine vic­toire, elle sait rendre dérisoires les ambitions personnelles pour faire émerger l’espoir d’une nation : parce qu’elle cherche autre chose que le pouvoir. Dans la bataille, elle oblige à l’absence de haine. L’absence de haine ? Cela n’aurait-il pas de sens dans la vie politique d’aujourd’hui ?

Image de foi et image de douceur, Jeanne pénétra dans cet ordre de la guerre qui est, trop souvent pour beaucoup le lieu commun de la violence, de la compromission, de la haine, de la ruse, elle s’y établit fermement dans la droiture, la charité, la rectitude, la douceur, et chose incroyable, elle y est efficace au point d’en remontrer par sa sagacité, aussi bien que par son audace, aux plus chevronnés.

Au milieu des combats, c’est finalement son secret, elle apporte, vécue, la Béatitude des Pacifiques. Quel extraordinaire encouragement : avec Jeanne, le dernier mot est à la ten­dresse, celle du Christ. On n’avait jamais vu cela en politique. Depuis Jeanne d’Arc, on sait désormais que cela est possible.

Alors il est inutile de s’inquiéter d’un titre qui la caractériserait mieux. Dieu lui-même s’en est chargé. Car elle a avoué humblement devant ses juges que, dans les moments où son âme avait besoin de soutien et de réconfort, ses Voix lui murmuraient à l’oreille cette simple mais brûlante injonction, étonnant écho de la voix du Bon Pasteur, ses Voix lui mur­muraient seulement : «Va, fille de Dieu, va !» Nous avions déjà l’Unique, la Mère de Dieu, Marie. Voici en Jeanne, parmi beaucoup, la fille de Dieu.

Et c’est peut-être la première grâce que nous procure son in­tercession : quand la lassitude, l’accablement ou bien quand l’agressivité, la dureté ou le mensonge nous menacent, Jeanne nous invite à pénétrer, à notre tour, en cette tendresse de Dieu qui est celle des Béatitudes.

Nota : pour mieux connaître Jeanne d’Arc, lire les ouvrages de Régine PERNOUD : Vie et mort de Jeanne d’Arc, les témoignages du procès de réhabilitation, Hachette, 1953 ;— Jeanne d’Arc par elle-même et par ses témoins, Seuil, 1962 ; – Jeanne devant les Cauchons, Seuil, 1980 ; — Jeanne d’Arc, (avec Marie-Véronique Clin) Fayard, 1986 ; La Spiritualité de Jeanne d’Arc, Mame, 1992; — Réhabilitation de Jeanne d’Arc, reconquête de la France, Paris, Rocher-J.-P. Bertrand, 1995.

Et l’édition du Procès de Condamnation, par Pierre TISSET, 3 vol. Klincksieck, 1970.

D’après le Père Bernard Bro – en l’église de Girmont (Vosges) le 24 avril 1983.

Texte présenté par l’Association de la Médaille Miraculeuse