TRIDUUM POUR JEANNE D’ARC III

TRIDUUM POUR JEANNE D’ARC : TROIS VICTOIRES DE LA FOI – III. L’ESPOIR CONTRE LE MENSONGE

L’évangile de l’Ascension laisse les hommes orphelins : orphelins d’une présence, celle du Christ selon la chair. Mais annonce est en même temps faite à ces orphelins qu’à cause même de cette absence, ils «seront revêtus d’une force venue d’en-haut».

Jeanne d'Arc -Lettrine historiée - Archives nationales (France) - AE-II-2490
Jeanne d’Arc -Lettrine historiée – Archives nationales (France) – AE-II-2490

«Une force venue d’en-haut» : je connais peu de définitions du chré­tien qui nous permettent de mieux comprendre comment Jeanne d’Arc en est l’exemple et encore aujourd’hui le modèle. Nous avons regardé deux des trois victoires qui jalonnent sa vie. La victoire militaire, prestigieuse, puis la victoire en face de la torture.

Mais, c’est évident, ni l’une ni l’autre ne nous sera fort probablement proposées. Il ne nous sera pas demandé d’assurer une victoire de chef de guerre ; il ne nous est pas, à la plupart d’entre nous, proposé d’avoir l’héroïsme d’affronter la torture et le bûcher.

Mais à tous, à nous tous, il est bien proposé d’entrer dans une autre vic­toire, la troisième victoire de Jeanne d’Arc. La plus cachée, la plus profonde, la plus extraordinaire dans l’ordinaire. C’est celle du début. C’est la plus simple et la plus contagieuse. Cette bataille va durer quatre ans. On n’y pense presque jamais. De 13 à 17 ans, Jeanne aura le courage de n’en parler à personne. Ce sera l’un des griefs du Procès de condamnation.

Vous vous demandez comment, à peine âgée de dix-huit ans, elle aura la force de tenir plus d’un an de prison et de procès. Mais, je me demande d’abord comment, à l’âge de treize ans, — et c’est encore plus étonnant — elle a pu tenir des années sous le poids du silence. Et pourtant c’est là que réside sa première et principale victoire, celle qui tient en un mot : la victoire de l’espérance, la victoire de la confiance dont le prix est peut-être autre que ce que nous imaginons.

À L’ÂGE DE TREIZE ANS

Jeanne d’Arc le dit bien elle-même : «Quand j’eus l’âge de treize ans j’ai eu une voix de Dieu pour m’aider à me gouverner. Et la première fois j’eus grand peur.» Jeanne n’a pas d’abord eu des voix comme un phé­nomène d’exception. Les voix n auraient servi à rien si Jeanne n’avait pas été possédée par autre chose.

Tous les témoins de son enfance y reviennent dans leur témoignage : ce ne sont pas les voix qui ont été les premières dans sa vie. Mais la prière, la supplication, la confiance qui s’appuient sur un Autre qu’elle-même. Alors les voix ouvriront toutes les audaces de l’espérance. «Je ne suis venue en France que du commandement de Dieu. J’aimerais mieux être tirée à quatre chevaux que d’être venue en France sans congé de Dieu.»

Tous les saints ont connu cette bataille de l’espérance. Peu de chré­tiens autant que Jeanne d’Arc auront aussi simplement et fortement qu’elle illustré les trois grandes lois de l’espérance proposée par le Christ à chacun de nous.

  1. D’abord l’espérance est un combat. Et il n’est pas naturel d’avoir envie d’y entrer.
  2. Ce combat a un lieu privilégié : c’est le refus du mensonge.
  3. Mais vertu du difficile et vertu du futur, ce combat de l’espérance est impossible â nos seules forces. Nous sommes invités à désarmer pour nous en remettre à la force d’un autre, pour faire passer l’appui d’un autre avant nos propres assurances.
  4. Quand Jeanne se décide après quatre ans de silence â quitter son travail de petite bergère pour aller voir le sire de Baudricourt, elle est reçue par une paire de gifles. Le combat commence. Il ne se terminera jamais. La lutte la plus difficile pour elle ne sera pas celle de l’angoisse d’être en­cerclée à Compiègne, ni même la crainte des tortures et de la souffrance physique à Rouen. Ce n’est pas là le combat le plus dur.
  • Ce fut d’abord contre la lâcheté avec les capitulards ;
  • puis contre le soupçon avec l’entourage du roi ;
  • contre la jalousie avec les anciens capitaines ;
  • contre les marchandages avec les barons ;
  • contre le mensonge avec l’Archevêque Regnault de Chartres et les universitaires ;
  • enfin, c’est le combat contre le doute : elle est seule dans la prison. Mais, dès l’âge de treize ans, elle avait déjà été seule avec l’appel.

Tous les témoins de la Bible et du christianisme ont appris ce combat : celui de la solitude, celui de la traversée du désert, celui de la sentinelle dans la nuit.

LE MENSONGE

2. Mais Jeanne découvre — et c’est la deuxième loi de l’espérance — que le lieu principal de cette bataille n’est pas à chercher en dehors de soi. Il a un nom. Elle le connaît. Elle le crie à ses juges en disant : «Si je voyais le feu, je dirais tout ce que je vous dis et ne ferais autre chose.» On la force à le révéler, le secret : c’est le refus du mensonge.

Elle reprendra ceux qui biaisent pour lui faire dire autre chose que ce qu’elle a dit. Elle n’enjolive rien. Elle, qui saurait si bien séduire — tous ses compagnons d’armes ont été sous le charme —, elle se refuse à chercher à plaire. Voir ce qui est, le courage du réel. Et ce qui était de son temps a reçu un nom de l’Histoire : ce fut «la grande pitié du Royaume de France».

Paris : depuis plus de dix ans déjà aux mains de l’occupant anglais. Azincourt : l’armée française anéantie, sept mille tués. L’entrée des Anglais à Paris avec la complicité du Duc de Bourgogne. Le roi Charles VI fou. La reine, Isabeau de Bavière, pactise avec l’ennemi. Le roi d’Angleterre fait figure, non seulement de vainqueur, mais presque d’envoyé de Dieu, venu pour châtier les «mauvais vices» qui règnent en France.

Trois dauphins meurent successivement. Il y a vraiment «grande pitié» au royaume de France, livré au pillage, rançonné, ravagé, guerres et épidémies. Et c’est le traité de Troyes, qui déshérite le dauphin au profit du roi d’Angleterre.

Mais on n’en remontre pas à une paysanne lorraine. Elle sait ce que cela voulait dire d’avoir été obligée par deux fois de fuir son village, en laissant ses bêtes. Elle la voit en face cette grande pitié de la France. Pour­quoi du début â la fin, son espérance est-elle plus forte que les complai­sances idéologiques ou vénales ?

C’est qu’elle ne se rassure jamais en se mentant â elle-même comme ceux qui ne voudraient pas voir si loin, et se sécurisent en étant armagnac ou bourguignon parce qu’ils préfèrent ne pas se laisser déchirer. Mais il n’y a pas d’espoir sans déchirure, il n’y a pas d’espoir réel qui ne commence par un choix contre le mensonge.

Jeanne aura peur d’être brûlée, oui, une peur panique. Mais elle a plus peur encore de se mentir à elle-même. Et cela ne va pas de soi. Com­bien d’occasions où Jeanne, comme chacun des politiques qui l’entourent aurait pu hésiter. Elle sait les concessions possibles. Ce serait si facile de se laisser aller au désir de plaire.

Ce serait tellement simple de se laisser aller dans le sens de la volonté collective ou des mythes politiques. Jeanne choi­sit de voir ce qui est. Et ici, il n’y a pas de différence entre les réponses du départ de Vaucouleurs et celles du procès de Rouen : — «Vraiment si vous deviez me faire arracher les membres et faire partir l’âme du corps, je ne vous en dirais autre chose», répond-elle à ses juges.

C’est le prix de l’espérance. Le bouleversement du bûcher est le même que celui du départ de Domrémy. Elle revient à la fin à ce qui l’avait mise en route : une espérance contre toute espérance. Elle ne pouvait pas savoir que son destin allait changer celui de l’Occident.

Elle ne pouvait pas penser que ses cendres dispersées au vent enfanteraient un peuple et qu’aujourd’hui encore c’est de l’espoir contre tout espoir qu’elle serait contagieuse pour le monde entier. C’est quand même étonnant qu’on reste parfois si hésitant, si réservé, en France, en face de Jeanne d’Arc alors que le monde entier a très bien compris qu’elle était un des exemples de la plus haute de toutes les libertés.

Ici, Jeanne nous révèle le pourquoi de sa force et en même temps la troisième loi de l’espérance. C’est la même force qui a tenu saint Paul fragile devant le monde grec ; Blandine, Agnès, Cécile, fra­giles devant les bourreaux romains ; Félicité et Perpétue devant la persé­cution en Afrique du Nord ; Ambroise et Chrysostome devant les menaces des empereurs : un Autre les avait pris en charge.

Comme eux, Jeanne a choisi la confiance dans ses voix qui lui disent la volonté de cet Autre à qui elle s’en est remise, plutôt que la complaisance en ses projets ou la démission devant l’impossible. Regardez-bien : ce n’est rien de ce qui dirige habituellement la vie des politiciens qui la soutient.

Ce n’est pas un pro­gramme, ce n’est pas une ambition, ce n’est pas une valeur, ce n’est pas une idée, ce n’est pas un projet d’abord qui la guide : c’est Quelqu’un. Sa dernière parole le crie : «Jésus», «Jésus». Ce fut sa dernière parole.

Voilà où est la bataille, source de toutes les autres : c’est celle de la confiance en Quelqu’un, et du même fait de la confiance en ses compa­gnons. Et de cette bataille-là nous ne sommes pas dispensés, aucun d’entre nous ne l’est. Et il n’y a pas aujourd’hui d’autre réponse que celle de Jeanne : c’est la même. C’est la foi des premiers martyrs. On ne peut pas espérer être plus fort qu’elle en face de la montée des périls.

En face des chiens muets, il n’y a plus de victoire possible que celle des mains nues. Toute autre désormais est pourrie ou perdue à l’avance. Une ténacité aussi folle, une vérité sans faille, une douceur aussi résolue que celles de Jeanne d’Arc, ce n’est pas de notre ressort. Tout seul, c’est impossible à la force de l’homme. Le croire, ce serait déjà entrer dans le cycle du mensonge.

Toute l’espérance biblique est là, elle tient en un retournement : faire passer l’aide de l’Autre, Dieu, avant sa propre assurance. Dieu propose à Jeanne la victoire, la réussite, le succès. Elle en est assurée. «En nom Dieu, je suis venue.» Mais, pour accomplir sa promesse. Dieu propose à Jeanne son alliance : «Je serai avec toi.» C’est la phrase-clé de tous les prophètes, de tous les saints.

«Veux-tu faire passer mon alliance, la confiance en mon appui, dit Dieu, avant ton désir de réussite ?» Trois semaines avant le bûcher, au plus noir de son temps de prison, Jeanne le crie : «Je sais bien que Dieu a toujours été le maître de tout ce que j’ai fait. J’ai demandé a mes voix si je serais brûlée et mes voix m’ont répondu que je m’en attende à Notre Seigneur et que lui m’aiderait.»

Arrêtez-vous un instant dans la cellule de Jeanne d’Arc en ce mois de mai 1431… Il n’y a plus rien au monde qui la rassure. Ces voix ne lui pro­mettent pas d’éviter le supplice. Le Pape ne peut répondre. Le Roi l’a oubliée. Il n’y a plus aucun parent, aucun ami. On a pris tous les stra­tagèmes pour la faire se trahir. On lui enlève les habits d’homme qui pou­vaient mieux la protéger des brutalités des soldats.

On lui envoie un baron anglais pour tenter de la prendre de force. Martin Ladvenu l’avouera au procès de Réhabilitation. Et c’est alors qu’elle donne au monde la plus belle définition de l’espérance. «Je m’en attends à Notre Seigneur. Et lui m’aidera.» Elle découvre alors qu’elle ne peut plus demander à Dieu l’aide de Dieu pour obtenir moins que Dieu.

J’EN APPELLE DE VOUS DEVANT DIEU

«Évêque je meurs par vous… C’est pourquoi j’appelle de vous devant Dieu.» C’est la référence permanente et inlassable de Jeanne. «Je m’en at­tends à mon juge : Dieu à qui je m’en attends de tout et non à un autre.» «Je m’en attends à Dieu», c’est ce qu’elle lance au visage de l’Évêque Cauchon lorsqu’il entre dans sa cellule au matin du bûcher.

La «transcendance ?» Le journaliste Hubert Beuve-Méry disait : «Expulsé par son parti, on ne peut plus faire appel [ non croyant] qu’à des idées, des projets ou des programmes. Jeanne d’Arc rejetée par les gens de son Église peut en­core faire appel à Quelqu’un.» C’est la définition même de l’espérance.

Sur le chemin des interrogatoires, la chapelle Saint-Maclou nous rap­pelle aujourd’hui encore à Rouen l’endroit où entre la prison et le lieu du procès Jeanne demandait à s’agenouiller un instant parce que le Saint Sacrement était là. Et les soldats n’osaient pas lui refuser de s’agenouiller un moment.

Son Seigneur était là. Celui qui ne lui manquerait pas. Il était là celui sur qui elle pouvait s’appuyer. Seule présence indéfectible au terme de celui qui avait déjà été présent dans la prière de Domrémy.

A nous à qui il n’est pas proposé la prison et l’angoisse de Jeanne en son procès, il est cependant proposé la même espérance : le même silence, la même confiance : celle du silence qui tient bon.

Frères, vous avez, nous avons tous mille raisons d’être dans la nuit ou la lassitude : le vieillissement, la fatigue, les changements trop rapides et difficiles à comprendre, l’agression des usures physiques, l’inquiétude de l’avenir, une vitalité diminuée, un travail devenu sans intérêt, un amour effacé peut-être et même cette question, cette hésitation : faut-il encore pra­tiquer notre foi ?

Pourquoi parler du visage des saints ? Mais c’est d’abord exactement pour cela : parce que les saints, parce que Jeanne d’Arc ont connu avant nous cette nuit, notre nuit, ils ont partagé l’épreuve, ils ont été saisis, eux aussi, par l’usure et l’angoisse.

Et voici que, chaque année au mois de mai en France, une petite fille de treize ans vient nous reprendre par la main pour nous aider, pour nous dire, à nous les orphelins de l’Ascension, ces mots très simples : ceux que, dans notre lassitude, nous pouvons tous redire : «Je m’en attends à Dieu…» «J’en appelle de vous devant Dieu…»

Voilà notre victoire, notre cri. On ne pourra pas nous en priver. C’est celui de tous les pauvres, de tous les petits, de tous les sans-espoir contre tout espoir, de tous ceux à qui on ne pourra jamais enlever la confiance de l’espérance.

D’après le Père Bernard Bro à Saint-Étienne de Caen le jeudi 12 mai 1983.

Texte présenté par l’Association de la Médaille Miraculeuse