La Manne et le Pain de Vie

La Manne et le Pain de Vie

Jean VI 30-35

Si les hommes ne croient pas en Celui que Dieu a envoyé, ils ne croient pas non plus véritablement en Dieu. Ils demeurent dans la mort spirituelle puisque la vie est offerte en lui. Hélas ! ils ne croient pas, comme le montre le verset 30. Au lieu de cela, ils demandent un miracle, suggérant que, s’il était suffisamment spectaculaire, il produirait de la foi dans leur cœur.

Comme ils supposent que Jésus va leur rappeler le miracle de la multiplication des pains et des poissons, auquel ils viennent d’assister, ils essaient de ne pas lui accorder de l’importance, en faisant référence au miracle de la manne, donnée à leurs pères dans le désert par Moïse pendant quarante ans.

Ceci amène la déclaration catégorique du verset 32. Ce n’est pas Moïse, mais Dieu qui a donné ce pain du ciel qui n’est qu’une image du véritable pain. Le vrai pain venu du ciel est donné par Dieu, révélé comme Père par Celui qui est ce don. Il est descendu lui-même du ciel comme Celui qui donne la vie au monde.

Dans le domaine de la nature, le pain entretient seulement la vie et ne la donne absolument pas ; mais le spirituel transcende toujours le physique. Le symbole sert à diriger nos pensées vers ce qui est divin, mais il ne peut jamais en contenir la plénitude. Ici Jésus est Celui qui donne la vie et Celui qui l’entretient.

Il agit ainsi en relation avec le monde et non pas seulement avec la petite nation juive au milieu de laquelle il vit. Nous avons déjà remarqué cette caractéristique : la Parole devenue chair ne peut être limitée, dans sa lumière et sa puissance génératrice de vie, à un cercle plus étroit que le monde.

Leur réponse, au verset 34, semble plus encourageante ; il n’y a pourtant aucune foi, comme le montre le verset 36. Elle conduit toutefois le Seigneur à se présenter lui-même, d’une manière précise et claire, comme le pain de vie. Il dit aussi que chaque besoin sera satisfait, si on vient à lui avec une foi véritable. Il accorde le don de l’Esprit qui conduit à la satisfaction du cœur, comme au chapitre 4.

De même ici, si on reçoit Jésus par la foi, on est comblé. Toute la plénitude de la divinité nous est révélée dans la connaissance de lui-même, et nous pouvons nous l’approprier. C’est cela qui satisfait. Ces hommes ne montrent aucune intention de venir à lui, mais le Père agit dans ses desseins et sa grâce ; il va donc y avoir une réponse.

C’est dans ce cadre que se trouve cette merveilleuse affirmation de 1’Évangile, si rassurante : « Je ne mettrai point dehors celui qui vient à moi ». Au chapitre 3, nous voit que personne n’a reçu son témoignage, et que pourtant quelques-uns l’ont reçu ! Maintenant, pour la première fois, nous découvrons ce qui se cache derrière ce paradoxe.

La grâce souveraine du Père a donné des hommes au Fils, et ceux-ci, sans exception, viennent à lui. Ces heureuses personnes sont conduites vers lui, dans la mesure où elles en sont conscientes, par diverses choses qui varient suivant les cas. Par-dessus tout, il y a cependant, comme explication finale, ce don du Père àu Christ ; un don d’amour, pourrions-nous dire.

Tous ceux que le Père a donnés viennent ; aucun de ceux qui viennent n’est mis dehors par le Fils. Il en est ainsi non seulement à cause de sa propre grâce et de son amour personnel pour de telles âmes, mais parce qu’elles sont le don du Père. C’est aussi parce que le vrai but de la venue de Jésus est d’accomplir la volonté du Père et de révéler ainsi son cœur.

Le Père a donné ces hommes pour qu’en venant au Fils, ils reçoivent de lui la vie et ce qui l’entretient ; ainsi ils pourront être vraiment heureux parce que le Père leur a été révélé. Il est impossible qu’il y ait désaccord entre le don du Père et le fait d’être reçu par le Fils.

En observant le contexte et la signification de ce passage, nous voyons avec quelle justesse et avec quel bonheur l’évangéliste dirige une âme inquiète, qui se tourne vers le Christ et qui est près de venir à lui, vers ces paroles d’or : « Je ne mettrai point dehors celui qui vient à moi ».

F.B. Hole 1937 dans Edification (traduit de l’anglais)

EUCHARISTIE MÉDITÉE 16

EUCHARISTIE MÉDITÉE 16

Le début du voyage, le bâton du voyageur.

Mon joug est doux, mon fardeau est léger. Mt. 11, 30

Eucharistie- Motif sculpté sur porte d'église - Bruxelles
Eucharistie- Motif sculpté sur porte d’église – Bruxelles

16e ACTION DE GRÂCES.

Elle est douce, ô Jésus, et remplie d’inénarrables délices la coupe que vous nous présentez parfois au banquet divin de l’Eucharistie.

Elle cause une sainte ivresse, et l’âme, après y avoir trempé ses lèvres, revient à vous toujours plus avide de ces pures jouissances dont votre Eucharistie est la source unique, jouissances qui contentent le cœur, sans le rassasier, qui irritent la soif qu’il a de s’unir à vous, jouissances enfin qui paraissent toujours nouvelles, et ne produisent jamais ni le dégoût, ni la satiété.

Je vous bénis, Seigneur, d’avoir permis à mon âme de s’enivrer parfois à cette coupe . Je bénis la main miséricordieuse qui a embelli les jours de ma jeunesse en répandant sur eux les joies de votre amour.

Je bénis, ô Jésus, la bonté de votre cœur, qui m’attirait à vous en remplissant le mien de si douces consolations, mais je le reconnais à ma honte, et j’en rougis à vos pieds; je croyais alors vous aimer, ô mon Dieu, et je n’aimais que moi ; je croyais vous chercher, et je ne cherchais que la douceur de vos consolations.

Semblable à un enfant qui vient se jeter dans les bras de sa mère pour jouir de ses caresses, je ne venais à vous, ô Jésus, que dans l’espérance de recevoir les vôtres. Et vous, Seigneur, loin de repousser cet amour si faible, si peu généreux, si intéressé, vous sembliez vous prêter à mes désirs avec une miséricordieuse bonté.

Et cependant, Seigneur, n’était-ce pas vous que j’aurais dû toujours chercher ? Devais-je préférer le bienfait au bienfaiteur ? les joies de votre amour à celui qui est lui-même la source de toute joie et de tout amour? Ah ! pardonnez à mon ignorance, ô Jésus, je ne savais pas alors ce que vous m’avez appris plus tard ; je ne comprenais pas ce que vous m’avez fait comprendre depuis.

C’était vous, ô bien unique, bien souverain que j’aurais dû chercher, et quand vous vous donniez à moi, alors même que vous ne m’aviez fait sentir ni joie, ni consolation, ce don ne devait-il pas me suffire, avec vous ne possédais-je pas tous les biens et la source de tous les biens ? N’êtes-vous pas, ô mon Dieu, la lumière, la vérité, la force, la vie?

N’est-ce pas vous qui dissipez les ténèbres de notre ignorance, qui toujours nous montrez la voie sûre qui conduit à vous, la force qui soutient notre faiblesse, la vie qui nous assure une glorieuse immortalité?

N’est-ce pas vous enfin dont la main divine relève le roseau à demi-brisé, vous qui brisez les liens des captifs et qui rendez la glorieuse liberté des enfants de Dieu à ceux qui gémissent sous le dur esclavage de Satan? Ah ! vous seul me suffisez, ô bien-aimé Sauveur, je ne veux que vous, je n’aspire qu’à vous et sans vous rien ne me suffit, rien ne saurait me contenter.

En vous donnant à moi dans votre Eucharistie, ô Jésus, vous me donnez votre corps, votre sang, votre âme, votre divinité, et après avoir reçu cet adorable sacrement, je puis dire avec vérité : Dieu est à moi ! à moi, être si petit, être d’un jour, perdu dans la foule des êtres, à moi que son souffle anime, à moi pécheur.

Je possède, je renferme en moi celui que l’univers ne peut contenir, le Créateur des mondes, celui dont la main puissante sema dans l’immensité ces milliers de globes lumineux qui roulent sur nos têtes, qui creusa le lit profond des mers et leur assigna les limites où doivent venir se briser leurs flots mugissants.

J’adore enfin en moi ce Dieu trois fois saint, qui voit des millions d’esprits célestes chanter sa gloire dans les extases de leur immortelle charité. Si vous n’étiez venu à moi que comme Dieu, ô Jésus, je tremblerais d’épouvante et me sentirais accablé sous le poids de votre infinie Majesté ; mais c’est comme Dieu et comme homme tout ensemble que vous vous êtes donné à moi.

En unissant votre divinité à la nature humaine, vous vous êtes en quelque sorte rapproché de mon néant, Vous avez voulu que nous ayons à voir en vous un frère, un ami, et que la crainte fasse place à la reconnaissance, à la confiance et à l’amour.

Non,  ô divin Emmanuel, je ne tremble plus, je ne sais plus qu’aimer quand je sens votre cœur palpiter à côté du mien, quand je possède en moi l’enfant Dieu de la crèche, l’homme Dieu du Calvaire? Ah ! je ne sais plus qu’espérer quand je puis me dire : il est à moi, tout est à moi, comme si j’étais seul à le posséder, ce Verbe incarné, cet Homme-Dieu si plein de compassion, de miséricorde, d’amour pour les hommes ses frères.

Je suis pauvre, je suis pécheur, je n’ai rien, mais avec Jésus tous ses biens sont à moi, tous les trésors de mérites qu’il a acquis pendant sa vie mortelle sont à moi, et si la dette que j’ai contractée par mes innombrables fautes envers la justice divine est immense, en puisant dans les trésors de Jésus je puis lui offrir plus encore que je ne lui dois.

Mon âme est couverte de péché; mais le sang adorable de la rédemption, ce sang divin qui inonde le monde, il m’appartient, je puis l’offrir à Dieu pour moi-même, pour celle de tous les pauvres pécheurs; pourquoi donc n’espérerais-je donc pas avec une inébranlable espérance en celui qui ne s’est révélé à moi que par des excès de miséricorde et d’amour?

O Jésus, bien-aimé Jésus, Dieu si aimant et si aimable de l’Eucharistie, si je pouvais un instant disposer de votre puissance. Ah ! laissez-moi vous le dire, je m’en servirais pour forger des chaînes si fortes qu’elles m’attacheraient à vous d’une manière indissoluble.

Mais que dis-je, Seigneur, ces chaînes, ne les avez-vous pas forgées vous-même, ce sont celles de l’amour, et l’âme qui vous aime, qui persévérera dans votre amour, n’est-elle pas unie à vous par des liens si étroits et si forts, que la mort, loin de les rompre, ne fait que leur assurer la durée de l’éternité.

Mais Seigneur, ce ne sont plus les consolations de ce divin amour que je cherche aujourd’hui dans votre Eucharistie. Il est une autre faveur à laquelle mon âme aspire avec toute l’ardeur de ses désirs et que j’ose vous supplier de ne pas me refuser, c’est celle de me faire communier à vos goûts, à vos sentiments, à vos vertus, à vos désirs, en même temps que je communie à votre chair et à votre sang adorables.

Donnez-moi, ô Sauveur, une entière conformité avec vous, gravez en mon âme votre divine ressemblance , et s’il faut que la croix soit le stylet qui l’y burine ,  qu’importe ? pourvu que votre grâce soutienne ma faiblesse , je m’estimerai heureux de souffrir pour vous qui avez enduré pour l’amour de moi tant de souffrances , d’humiliations et de douleurs.

Trop longtemps, ô mon Jésus, je n’ai cherché que moi à votre service, désormais je ne veux plus chercher que vous, ma seule ambition est de vous satisfaire, de contenter votre divin cœur, de le glorifier et je ne croirai pas acheter ce bonheur trop cher par tous les renoncements, par tous les sacrifices qu’il vous plaira d’exiger de moi.

Que d’autres, ô Jésus, boivent à longs traits à la coupe de l’Eucharistie, je veux plus approcher mes lèvres du calice de vos douleurs ; je ne dédaigne pas vos consolations, ô mon Dieu, mais je m’en reconnais indigne.

Ô Marie, mère du pur amour, obtenez-moi la grâce d’aimer votre divin Fils avec désintéressement et générosité. Ainsi soit-il !

Léonie Guillebaut

La construction de la cathédrale Notre-Dame de Paris

La construction de la cathédrale Notre-Dame de Paris

Voilà aujourd’hui cinq ans que la cathédrale Notre-Dame de Paris a été en partie détruite par un incendie. En attendant l’achèvement de sa remise en état, il est bon de revenir près de huit siècles en arrière pour rappeler sa  construction.

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Maurice de Sully - vitrail dans Notre-Dame de Paris
Maurice de Sully – vitrail dans Notre-Dame de Paris

Maurice de Sully ne fut pas plus tôt monté sur le siège épiscopal de Paris qu’il conçut le dessein de bâtir une église monumentale à Notre-Dame.

Dans le lieu où s’élève maintenant la basilique, il y avait alors deux modestes chapelles, l’église de Saint- Étienne et celle de Sainte-Marie, primitivement séparées, puis réunies, ou plutôt bizarrement accolées dans un seul édifice de style hybride, sans harmonie et sans grandeur.

Près de là s’élevait aussi le baptistère de Saint-Jean, où l’on disait qu’avait prié sainte Geneviève; et l’oratoire, ainsi que le couvent de Saint-Christophe, où l’Hôtel-Dieu devait prendre naissance. Le cloître était auprès, attenant à Sainte-Marie, s’ouvrant aux écoliers par une porte située à gauche du parvis, que l’on voyait encore au XVIIIe siècle.

C’est là, dans ce foyer d’études et de prière, à l’extrémité orientale de l’île, que Maurice choisit remplacement d’un temple qui devait traduire dans la pierre la foi de cette brillante époque et les grandeurs antiques de la patrie.

Notre-Dame s’éleva sur les débris d’un ancien temple païen, sorte de Panthéon où l’on a retrouvé pêle-mêle les images des dieux de Rome et de la Gaule[1]. L’Olympe rentra sous terre, et là encore la Vierge promise dès le commencement du monde posa son pied vainqueur sur le serpent. Ce fut dans le courant de l’année 1163 qu’un pape illustre posa la première pierre de l’édifice.

D’autres grandes églises avaient précédé Notre-Dame à Paris ou près de Paris. On y voyait déjà les admirables nefs de Saint-Germain-des-Prés, les voûtes de Sainte-Geneviève, l’imposante façade de Saint-Denis. Maurice ne donna pas l’impulsion; il la suivit pour la dépasser. Sous son inspiration Notre-Dame naquit d’un jet, avec une unité de plan dont peu d’autres cathédrales peuvent se glorifier à titre égal.

S’il est vrai que la beauté est la grâce dans la force, nulle œuvre de main d’homme ne porte plus ce caractère que cette construction de géant, où la majesté de la masse revêt des formes si harmonieuses. Maurice a traduit là toute la pensée de son temps : puissance et poésie. N’était-ce pas aussi l’image de son âme ? Notre-Dame est à la fois une forteresse féodale et une maison de prière.

D’autres grandes églises prient mieux, montent davantage à Dieu. Notre-Dame est assise: c’est la reine de la terre autant que celle du ciel. Elle trône dans l’île prédestinée, d’où elle semble prendre possession de la France, pour étendre sur elle son sceptre maternel et lui donner des lois de miséricorde et d’amour.

On dit que le projet de cette grande basilique date du roi Robert, d’autres le font remonter jus­qu’à Charlemagne. Ce que trois siècles entiers et plus de quinze de nos rois n’avaient pu accomplir n’effraya pas le génie audacieux de Maurice. Notre-Dame fut son œuvre, ou plutôt l’œuvre de la France, dont le religieux amour paya ce riche tribut à sa céleste protectrice. Le secret de sa force et de ses ressources est là.

C’était le temps où le culte de la mère de Dieu recevait cet épanouissement qui est la bénédiction des époques croyantes. Mille légendes gracieuses popularisaient les merveilles de sa puissance; mille dévotions aimables appelaient ses suffrages.

Des confréries nouvelles lui enfantaient de toutes parts une famille virginale; des hymnes saints la chantaient dans ces rythmes naïfs, moitié vers, moitié prose, qui sont bien la poésie la plus véritablement inspirée de l’époque.

Saint Bernard venait de trouver, pour parler d’elle, une suavité d’accent dont aucun autre amour n’a surpassé jamais le chaste enthou­siasme. Marie couvrait le monde entier de son manteau. C’est dans ce temps que la croyance de l’immaculée Conception fut surtout mise en lu­mière dans les écoles de Paris.

L’année même où Maurice prit possession de son siège, on disait que saint Jean-Baptiste et saint Jean l’Évangéliste étaient apparus à deux jeunes étudiants, pour les tenir assurés que la Vierge était remontée au ciel avec son corps[2]. L’église de Notre-Dame devait être un monument de cet hommage de tout un siècle rendu à la Souveraine de ce monde et de l’autre.

Le peuple y mit son cœur, son bien, la fleur de son génie et les sueurs de son front. On vit là ce qu’on voyait partout où l’Église se bâtissait des temples : toute une ville s’empressant de mettre la main à l’œuvre; les prêtres, les clercs, les moines, les chevaliers, les barons, fiers d’être les ouvriers d’un ouvrage immortel qui serait la plus pure gloire de leur vie et la bénédiction de leurs vieux jours.

Les grandes dames elles-mêmes s’estimaient heu­reuses de pouvoir apporter dans un pan de leur robe une pierre destinée à la maison de Dieu. Une multitude sans nombre s’échelonnait, semblable à une volée d’oiseaux, sur les branches infinies de cette forêt d’arcs-boutants, de colonnes, d’aiguilles, de pyramides et de statues.

Les ouvriers venaient au travail en procession, et les murailles montaient au chant des hymnes pieux, comme ces villes antiques qui s’élevaient au son de la lyre.

S’il faut en croire le récit toujours un peu suspect du moine d’Heisterback, Maurice, préoccupé uniquement de son œuvre, eût été tenté de détourner au profit de Notre-Dame les aumônes de toute main, et de faire passer la charité par-dessus la justice. Un jour, un usurier du nom de Théobald ou Thibault, homme fort riche, ayant été touché de la grâce de Dieu, s’en vint trouver l’évêque, qu’il consulta sur l’usage qu’il devait faire de son bien mal acquis. Le prélat, tout entier à sa pieuse entreprise, dé­clara que le meilleur emploi de cet argent serait de contribuer à la construction de la nouvelle cathé­drale. L’usurier l’écouta; mais se doutant que ce conseil n’était pas complètement pur de tout pieux intérêt, il fut en référer à Maître Pierre le Chantre, qui lui dit : « Pour cette fois, l’évêque ne vous a pas donné un bon avis. Faites mieux : faites crier par la ville que vous êtes disposé à satisfaire tous ceux que vous avez frustrés par vos prêts usuraires, et rendez à chacun ce que vous lui avez pris au-delà du taux permis. » L’usurier obéit, restitua ce qu’il devait, puis revint en rendre compte à Maître Pierre, qui lui dit : « Allez, maintenant vous êtes le maître de faire l’aumône comme vous l’entendrez [3]. »

Cependant la basilique s’élevait, grandiose, aux yeux étonnés des contemporains. L’un d’eux, Robert du Mont, nous a dit quelque chose de cette admiration universelle, mêlée de fierté nationale : « Il y a longtemps, écrit-il, que Maurice, évêque de Paris, travaille à bâtir son église. Le chœur est achevé, et il n’y manque que le toit. Si jamais cette œuvre est finie, il n’y aura pas en deçà des monts d’édifice qui puisse lui être comparé[4]. »

Malgré le rare bonheur d’un épiscopat de plus de trente-cinq ans, Maurice de Sully n’eut pas la joie de voir le couronnement de son œuvre. Toutefois, ses yeux près de se fermer purent contempler l’ensemble de l’édifice immense.

Le grand autel fut béni le jour de la Pentecôte 1182, et l’évêque célébra le premier dans ce lieu, qui depuis fui le théâtre de tous nos triomphes, et parfois, hélas! de nos souillures. Le chœur était achevé; les lourds piliers romans des nefs se dressaient debout, prêts à recevoir le plein-cintre, quand il fut supplanté par l’ogive naissante.

En effet, à l’époque où nous sommes parvenus, l’architecture gothique allait atteindre son apogée. Elle entrait dans cette saison de beauté sévère et pure où rien de mortel ne peut rester ici-bas. L’évêque avait pourvu à l’achèvement de l’édifice.

Le testament de Maurice léguait cinq mille livres pour la grande voûte et le toit, qu’on n’éleva que plus tard. L’aile méridionale, avec son portail, fut bâtie en l’année 1257, sous Odon de Sully, par Maître Jehan de Chelles. Les tours montèrent len­tement. Œuvre de patience et de foi, cette cons­truction usa sept ou huit générations d’hommes, et dans le cours du XIVe siècle on y travaillait encore.

Afin qu’aucune grandeur ne manquât à l’origine de Notre-Dame de Paris, ce fut un pape illustre, Alexandre III, qui bénit ses fondements. Ce grand homme, comme tous les papes du moyen âge, … avait sacrifié sa vie à l’émancipation sérieuse de l’Italie. La proscription en avait été le prix.

Chassé de Rome par la faction des Gibelins et les violences de l’empereur Frédéric II, il était venu en France, à travers mille périls, chercher une patrie dans la patrie commune de tous les oppri­més. Louis VII régnait alors, maintenant son royaume dans l’obédience du pape Alexandre III, contre son compétiteur l’antipape Octavien, qui prit le nom de Victor.

Maurice de Sully entrait dans ses conseils. Nous le voyons employé comme négociateur, en 1172, dans la conférence de Saint-Jean-de-Losne, où il soutint dignement les droits du grand pontife reconnu par la France. C’est peu de jours après qu’il eut l’honneur de recevoir dans sa ville épiscopale l’intrépide champion de l’Italie et du Saint-Siège.

La capitale entière se porta à sa rencontre; le roi lui fit escorte à la tête de son peuple, et les chroniques remarquent que le di­manche où l’Église chante le Laetare, le pape porta la rose d’or, suivant le rite usité dans l’Église romaine[5].

D’après Mgr Baunard, Reliques d’Histoire – Notices et portraits, (pp. 85-92) 1899

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[1] Dans le courant de l’année 1712, des fouilles pratiquées sous le chœur de Notre-Dame mirent à découvert des pierres cubiques ayant servi d’autels, et portant les figures de Jupiter, de Vulcain, d’Esus, de Castor et du vieux Cernunos, avec leurs attributs. Singulier mélange des dieux de la Gaule et de Rome, des vaincus et des vainqueurs! Une inscription portait : Nautæ Parisiaci publice posuerunt.

[2] Thomas Cantipratanus, lib. II, cap. XXIX, cit. apud Du Boulai, Hist. Univ. Paris., IV sec., t. II, p. 418.

[3]  Cæsarius Heislerbackensis, apud Dubois, Hist. Eccl. Paris., t. II, p. 124.

[4]   Robertus de Monte, apud Dubois, Hist. Eccl. Paris., loc. cit., p. 123.

[5]   Chronique de Véselai, apud Hist. Eccl. Paris., t. II,128.

Texte présenté par l’Association de la Médaille Miraculeuse

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