MOIS DE SAINT JOSEPH – XXVIe JOUR

MOIS DE SAINT JOSEPH – XXVIe JOUR

Saint Joseph détaché de ses intérêts.

Saint Joseph détaché de ses intérêts
Saint Joseph détaché de ses intérêts

BOSSUET

« Plusieurs jugeront peut-être qu’étant si détaché de ses passions, c’est un discours superflu de vous dire qu’il l’est aussi de ses intérêts. Mais je ne sais pas, chrétiens, si cette conséquence est bien assurée.

Car cet attachement a notre intérêt est plutôt un vice qu’une passion; parce que les passions ont leur cours, et consistent dans une certaine ardeur, que les emplois changent, que l’âge modère, que le temps emporte, qui se consume enfin elle-même : au lieu que l’attachement à l’intérêt s’enracine de plus en plus par le temps, parce que, dit saint Thomas, venant de faiblesse, il se fortifie tous les jours, à mesure que tout le reste se débilite et s’épuise.

Mais, quoi qu’il en soit, chrétiens, il n’est rien de plus dégagé de cet intérêt que l’âme du juste Joseph.

« Représentez-vous un pauvre artisan qui n’a point d’héritage que ses mains, point de fonds que sa boutique, point de ressource que son travail; qui donne d’une main ce qu’il vient de recevoir de l’autre, et se voit tous les jours au bout de son fonds ; obligé néanmoins à de grands voyages, qui lui ôtent toutes ses pratiques (car il faut parler de la sorte du père de Jésus-Christ , sans que l’Ange qu’on lui envoie lui dise jamais un mot de sa subsistance.

Il n’a pas eu honte de souffrir ce que nous avons honte de dire : humiliez-vous, ô grandeurs humaines ! Il va néanmoins, sans s’inquiéter, toujours errant, toujours vagabond, seulement parce qu’il est avec Jésus-Christ; trop heureux de le posséder à ce prix.

Il s’estime encore trop riche, et il fait tous les jours de nouveaux efforts pour vider son cœur, afin que Dieu y étende ses possessions et y dilate son règne; abondant, parce qu’il n’a rien; possédant tout, parce que tout lui manque; heureux, tranquille, assuré, parce qu’il ne rencontre ni repos, ni demeure, ni consistance.

« C’est ici le dernier effet du détachement de Joseph, et celui que nous devons remarquer avec une réflexion plus sérieuse. Car notre vice le plus commun et le plus opposé au christianisme, c’est une malheureuse inclination de nous établir sur la terre; au lieu que nous devons toujours avancer, et ne nous arrêter jamais nulle part.

Saint Paul, dans la divine épître aux Hébreux, nous enseigne que Dieu nous a bâti une cité ; « et c’est pour cela, dit-il, qu’il ne rougit pas de s’appeler notre Dieu. »

En effet, chrétiens, comme le nom de Dieu est un nom de Père, il aurait honte, avec raison, de s’appeler notre Dieu, s’il ne pourvoyait à nos besoins. Il a donc songé, ce bon père, à pourvoir soigneusement ses enfants : il leur a préparé une cité qui a des fondements, dit saint Paul, c’est-à-dire, qui est solide et inébranlable.

S’il a honte de n’y pas pourvoir, quelle honte de ne l’accepter pas! Quelle injure faites-vous à votre patrie, si vous vous trouvez bien dans l’exil! Quel mépris faites-vous de Sion, si vous êtes à votre aise dans Babylone!

Allez et marchez toujours, et n’ayez jamais de demeure fixe. C’est ainsi qu’a vécu le juste Joseph. A-t-il jamais goûté un moment de joie, depuis qu’il a eu Jésus-Christ en garde? Cet enfant ne laisse pas les siens en repos : il les inquiète toujours dans ce qu’ils possèdent, et toujours il leur suscite quelque nouveau trouble.

« Il nous veut apprendre, mes sœurs, que c’est un conseil de la miséricorde, de mêler de l’amertume dans toutes nos joies ; car nous sommes des voyageurs, exposés, pendant le voyage, à l’intempérie de l’air et à l’irrégularité des saisons.

« Parmi les fatigues d’un si long voyage, l’âme, épuisée par le travail, cherche quelque lieu pour se délasser. L’un met son divertissement dans un emploi : l’autre a sa consolation dans sa femme, dans son mari, dans sa famille ; l’autre, son espérance en son fils. Ainsi chacun se partage, et cherche quelque appui sur la terre.

L’Évangile ne blâme pas ces affections, mais comme le cœur humain est précipité dans ses mouvements, et qu’il lui est difficile de modérer ses désirs, ce qui lui était donné pour se relâcher, peu à peu il s’y repose, et enfin il s’y attache.

Ce n’était qu’un bâton pour le soutenir pendant le travail du voyage, il s’en fait un lit pour s’y endormir; et il demeure, il s’arrête, il ne se souvient plus de Sion : Dieu lui renverse ce lit où il s’endormait parmi les félicités temporelles; et par une plaie salutaire il fait sentir à ce cœur combien ce repos était dangereux.

Vivons donc en ce monde comme détachés. Si nous y sommes comme n’ayant rien, nous y serons, en effet, comme possesseurs de tout; si nous nous détachons des créatures, nous y gagnerons le Créateur; et il ne nous restera plus que de nous cacher avec Joseph, pour en jouir, dans la retraite et la solitude. »

(Bossuet, Second Panégyrique de Saint Joseph)

C’étaient nos souffrances qu’il portait (Is 53,4)

C’étaient nos souffrances qu’il portait (Is 53,4)

MARDI (de la Semaine sainte) Is 49,1-6 – Jn 13,21…38

Là où je m’en vais, tu ne veux me suivre ; tu me suivras plus tard (Jn 13,36)

Sachant que le temps était venu d’accomplir sa glorieuse Passion, Jésus dit : Mon âme est triste à en mourir, et encore : Père, s’il est possible, que cette coupe passe loin de moi (Mt 26,38.39).

Par ces paroles révélatrices d’une certaine crainte, il guérissait, en les partageant, les émotions de notre faiblesse et abolissait, en s’y soumettant, la peur d’endurer la souffrance. C’est en nous que le Seigneur tremblait de notre frayeur ; il se revêtait ainsi de notre faiblesse pour recouvrir notre inconstance de la fermeté de sa force.

Il était en effet venu du Ciel en ce monde comme un marchand riche et bienfaisant, et, par un admirable échange, avait engagé un marché salutaire : prenant ce qui était à nous, il nous accordait ce qui était à lui ; pour les opprobres il donnait l’honneur, pour les douleurs le salut, pour la mort la vie.

Il pouvait avoir à son service plus de douze mille légions d’anges pour exterminer ses persécuteurs, mais il préférait subir notre effroi que d’exercer sa puissance.

Combien cette humilité fut profitable à tous les croyants, le saint apôtre Pierre en fit le premier l’expérience. Ébranlé par l’assaut violent de son trouble, il fit volte-face et, par ce brusque changement, recouvra sa force. Il avait trouvé le remède dans l’exemple du Seigneur ; membre tremblant, il avait soudain retrouvé la fermeté de la tête.

Le serviteur en effet ne pouvait être plus que le Seigneur ni le disciple que le Maître, et il n’aurait pu vaincre le tremblement de la fragilité humaine si le vainqueur de la mort n’avait d’abord tremblé.

Le Seigneur donc regarda Pierre, et au milieu des calomnies des prêtres, des mensonges des témoins, des injures de ceux qui le frappaient et le conspuaient, il rencontra son disciple ébranlé avec ces yeux qui avaient vu d’avance son trouble. La Vérité le pénétra de son regard là où son cœur avait besoin de guérison

. C’était comme si la voix du Seigneur s’y était fait entendre pour lui dire : « Où vas-tu, Pierre ? Pourquoi te retirer en toi-même ? Reviens à moi, fais-moi confiance et suis-moi ; ce temps est celui de ma Passion, l’heure de ton supplice n’est pas encore venue.

Pourquoi crains-tu (pour moi) ce que tu surmonteras toi aussi ? Ne sois pas déconcerté par la faiblesse que j’ai prise. C’est en raison de ce que j’ai assumé de toi que j’ai tremblé, mais toi, sois sans crainte en raison de ce que tu tiens de moi. »

Saint Léon le Grand Sermon 3 sur la Passion, 4-5 : PL 54, 320-321. Traduction Orval.

Celui qui devait livrer Jésus (Jn 12,4)

Celui qui devait livrer Jésus (Jn 12,4)

LUNDI (de la Semaine sainte) Is 42,1-7-  Jn 12,1-11

Pourquoi ne pas avoir vendu ce parfum trois cents deniers que l’on aurait donnés aux pauvres ? (Jn 12,5)

Judas avait ses travers. L’évangéliste Jean en souligne un très durement, le plus voyant sans doute : il tenait à l’argent. Sa foi doit donc lutter avec le mal subsistant dans son propre cœur, sa volonté de conversion avec des com­plications intérieures. Il faut dire que la cupidité est quel­que chose de bas, qui avilit.

Pierre, irréfléchi, impression­nable tant qu’on voudra, avait un cœur magnanime. Jean, le fanatique, brûlait d’un désir immense de se donner. Thomas, quoique méfiant, avait cette sincérité qui fait droit à la vérité, dès qu’elle se manifeste. Judas a dû avoir quelque chose de vulgaire.

Comment Jean aurait-il, autre­ment, pu l’appeler hypocrite et voleur, avec son intransi­geance coutumière, il est vrai ? (Jn 12,6) Comment aurait-il pu s’abaisser autrement jusqu’à trahir par un baiser de paix ? On n’arrive pas là tout d’un coup, mais à la suite d’une longue préparation. La possibilité du salut était mal­gré tout en lui. Il était appelé à devenir un apôtre et pou­vait l’être.

Mais un jour, la volonté de conversion a dû être paralysée. Nous ne savons pas à quel moment, peut-être à Capharnaùm, quand Jésus annonça l’Eucharistie et que les auditeurs trouvèrent son discours intolérable.

En cette circonstance l’opinion publique s’est détournée de Jésus, et beaucoup de ses disciples n’allèrent plus avec lui. Le cercle immédiat du Maître a dû être ébranlé aussi, car Jésus n’a pas demandé sans raison aux Douze : Voulez-vous partir, vous aussi ? (Jn 6,66-67)…

*

Peut-être est-ce alors que s’éteignit la foi de Judas… En restant, il s’exposait à un danger effroyable. La vie toute sainte, où toute pensée, tout jugement, toute action vien­nent de Dieu et vont à Dieu, n’est pas si facile à supporter.

C’est folie de penser qu’il est agréable, sans restriction, de vivre à côté d’un saint, surtout à côté du Fils de Dieu ; de s’imaginer qu’on ne peut pas ne pas devenir bon à ce con­tact. On peut y devenir un démon ! Le Seigneur lui-même le dit : N’est-ce pas moi qui vous ai choisis, vous les douze ? Et l’un de vous est un démon (Jn 6,70).

Judas ne l’avait pas été dès le début, comme le croit le peuple, il l’est devenu, et auprès du Sauveur. Oui, disons-le tran­quillement, auprès du Sauveur, car celui-ci est au monde pour la chute et la résurrection d’un grand nombre (Lc 2,34).

C’est surtout après Capharnaùm que la situation dut être intolérable pour lui. Avoir toujours cette figure devant les yeux, sentir à chaque instant sa pureté surhumaine, constater sans arrêt — c’était là le plus pénible — cette disposition de victime, cette volonté de se sacrifier pour les hommes, seul quelqu’un qui aimait Jésus pouvait sup­porter tout cela.

C’est déjà assez difficile de supporter — il faudrait dire de pardonner — la grandeur d’un homme quand on est petit soi-même. Mais que dire, s’il s’agit de grandeur religieuse, de grandeur divine dans le sacrifice, de la grandeur du Rédempteur !…

C’est alors que Judas est devenu l’allié naturel des ennemis du Maître. Tous ses instincts pharisaïques se sont réveillés en lui, et il a vu en Jésus un grand danger pour Israël. En même temps s’est fait sentir ce qu’il y avait de bas en lui. L’argent est rede­venu sa vie et une tentation toute-puissante, jusqu’au jour où il a suffi peut-être d’un rien, d’une rencontre, pour faire naître en lui l’horrible projet.

Romano Guardini Le Seigneur, Alsatia, 1964, t. 2, p. 62-64.

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